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Un lecteur adoubé (Lecture de Don Quichotte de la Manche de Cervantès en La Pléiade) - 3

Ecrit par Marc Ossorguine le 28.01.16 dans La Une CED, Les Chroniques, Ecrits suivis

Un lecteur adoubé (Lecture de Don Quichotte de la Manche de Cervantès en La Pléiade) - 3

 

L’on a retenu surtout du chevalier à la triste figure – ainsi qu’on le nomme quand on cherche à donner dans la référence cultivée et partagée – sa folie et son projet de chevalier galant et errant au service de toutes les causes désespérément imaginaires, déjà anachronique en ces temps reculés.Non-spécialiste de l’œuvre, je découvre que Don Quichotte se construit lui-même comme un personnage de fiction, né de ses propres lectures. Nous voilà entraînés dans une fiction à double niveau : histoire d’un personnage qui s’invente un personnage. Une lecture démultipliée : celle d’un récit qui parle de lectures. Récit dans lequel le narrateur ne manque pas non plus de s’adresser au lecteur, plus ou moins directement. Le « procédé » (les guillemets s’imposent à moi car le mot pourrait renvoyer à un vulgaire « truc » pour se mettre le lecteur dans la poche, à une astuce stylistique et rhétorique plus ou moins indigne) est toujours séduisant pour le lecteur qui se sent associé à l’œuvre en train de s’écrire, a-t-il l’illusion, alors qu’il n’est qu’en train de la découvrir. Il nous donne l’agréable sensation d’être peut-être le seul destinataire de l’œuvre, il converse avec nous par-delà les pages, par-delà les siècles. Il est vrai que le lecteur que je suis, facilement un peu exclusif dans ses attachements livresques et littéraires (mais je ne dois pas être le seul) aime cette complicité qu’il a pu rencontrer chez Diderot ou Dickens, même s’il la sait illusoire.

Plus encore, il me semble qu’en plus elle produit un peu le même effet que les apparitions ludiques d’Hitchcock dans ses films : une façon de nous rappeler que cela n’est qu’un film, avec un réalisateur et des acteurs, un scénario, un montage et une musique, des décors et des costumes qui ne sont pas vrais…

Evacuant alors la question du réalisme et de la vraisemblance qui pourraient nous arrêter, il nous laisse plonger avec encore plus de bonheur et d’abandon dans ce monde de fiction où tout est faux, artificiel. Tout sauf le récit et les émotions qu’il nous permet de ressentir qui, elles, sont plus vraies que jamais. Un jeu qui nous montre aussi que l’auteur, en toute modestie pourrait-on dire, n’oublie pas qu’il n’est qu’auteur d’un monde imaginaire, organisateur d’un univers qui ne peut exister qu’avec notre complicité de lecteur.

Voilà donc notre lecteur, un peu nous-même, lancé dans le projet étrange d’une chevalerie errante qui exige adoubement. Le nôtre il l’a déjà, comme celui de l’auteur peut-on supposer. Mais cela ne suffit pas. Cela pourrait en effet paraître suspect car nous sommes déjà trop complices et notre reconnaissance ne serait que de peu de valeur dans cette épreuve initiale et initiatique, trop sujette à indulgence dans notre impatience à voir progresser le récit, à vivre ce personnage qui s’annonce peut-être comme le miroir complice que nous espérions et que nous cherchions depuis toujours. Pris dans le rêve de sa propre fiction, le lecteur de Cervantès, celui qu’il a créé, voit le monde à travers un prisme bien étrange et bien déformant où personne n’est ce qu’il est. Ou plutôt : où personne n’est ce qu’il paraît et où personne ne paraît ce qu’il est. Une illusion qui se révèle très « performative » et qui parviendra à faire de lui un chevalier, un vrai. Le rituel produit ses effets quand bien même aucun de ses exécutants, de ses « prêtres », n’y croit. L’aubergiste n’est plus aubergiste, bien qu’il soit convaincu de toujours l’être et de ne jouer que pour un fou ou un imbécile. De même pour les prostituées converties en grandes dames par la grâce de la croyance et de la conviction de Don Quichotte, de sa folie dont on ne sait plus si elle est aveugle ou clairvoyante.

Nos croyances et nos illusions auraient donc le pouvoir, la capacité de s’imposer au réel et de le transformer ? C’est ce que semble nous suggérer Cervantès. On peut s’en réjouir ou s’en inquiéter, que cela soit il y a quatre siècles ou aujourd’hui même. La folie, aimable et douce ou détestable et brutale, voire meurtrière, sait déborder le réel, un certain réel. Le réel dont nous construisons des images et des représentations pourrait être transformé par les images et représentations mêmes qu’il « permet » de produire. Le réel dont on construit des images tomberait-il dans le pouvoir de celles-ci ?… La lecture change en tout cas au moins une chose : le regard du lecteur sur le monde, sur lui-même, sur les autres lecteurs, pouvant l’encourager à d’autres façons d’être, de faire.

Mais reprenons la route au côté de notre nouveau chevalier, tel un Sancho invisible…

 

Marc Ossorguine

 

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A propos du rédacteur

Marc Ossorguine

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)

Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!

Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs

 

Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.

Blog : filsdelectures.fr