Un gratte-ciel, des gratte-ciel, Guillaume Decourt (par Didier Ayres)
Un gratte-ciel, des gratte-ciel, Guillaume Decourt, éd. Lanskine, mars 2019, 80 pages, 14 €
Poème éclaté
J’ai compris le texte de Guillaume Decourt comme une tentative réussie de faire se recouper des domaines littéraires distincts : la poésie, bien sûr, le récit sans doute, et le théâtre, si l’on peut imaginer ses écrits comme émanant d’un pôle de locution arrangé en un monologue. Je dis cela car j’ai été frappé de reconnaître beaucoup de moi-même dans ces poèmes, ou ce monologue, qui s’organisent en mouvements très réguliers de 4 vers et qui nous conduisent au sein d’un univers de rêve, où s’associent comme en une verbigération les thèmes de l’auteur : les villes, les patronymes, la libido, la crise de l’identité pour finir. Mais ce n’est pas tout à fait là que je me suis identifié, mais plutôt à la structure de base de la prosodie du livre : des séquences heurtées, des bribes, des récits entremêlés, un enchâssement d’histoires, d’historiettes qui en un certain sens n’ont pas de vraie fin, sinon à l’instar d’une juxtaposition d’images, de lieux, d’amorces de narration.
J’ai donc été satisfait intellectuellement, car je repensais à ce manifeste écrit il y a dix ans au sujet de la mise en valeur d’un théâtre, que j’appelais « divisionniste » et qui avait bien l’intention de mettre en résonance, de permettre de reconnaître des recherches littéraires faites de coupures, de scansions aléatoires, d’une espèce de staccato, de moments forts qui s’adossent, se côtoient et se déterminent grâce à une logique intratextuelle. Et les termes de cette proposition littéraire qualifient ce livre, écrit selon une approche très contemporaine – avec ou sans connaître mon manifeste, du reste.
D’ailleurs, nous sommes ici dans un rêve diurne, au sein de situations et d’images, de personnes, de villes, rendues sensibles par l’effet des coupures, des brusques changements de régime du récit, peut-être du ton intérieur du poète, coupure ou cut en américain, comme méthode généralisée à tous les poèmes. Il faut donc à la fois être à l’écoute des phrases et aussi à ce que cachent les heurts, ce qui fait jointure, ce qui fait soudure entre les blocs de pensée. Cette poésie est au sens propre une expérience de langage.
Des frelons se logent sous les aisselles. Un âne passe entre les dormeurs. Tristan songe aux finances. Stéphanie est désirable. Je chante l’hymne russe dans un port de pêche. On me prend pour l’idiot du village.
Cependant, derrière cette composition savante et maîtrisée on reconnaît la matérialité d’un univers nomade, et avec cette syncope de signes, la vraie vie captée. J’ai pensé, peut-être pour résumer une impression de lecteur, à l’Alexandrie de Constantin Cavafy, tant ce qui reste essentiel est ce mélange de situations géographiques, dans une espèce de cosmopolitisme post-mondialisation qui laisse rêveur. N’est-ce pas là, au reste, la destination essentielle de la poésie ?
Et même si je ne peux pas consigner grand-chose capable de donner l’intonation générale de l’ouvrage, car tout étant en fragments, tout devient capital, j’espère ne pas trahir la direction esthétique si marquée de l’opuscule :
L’île est lointaine, rue de la Clef. Il a trop vécu pour son âge. Un sourire grec dans le jardin de Villejuif. Je peux te faire un enfant si tu veux. Monsieur Garniron voudrait mourir tous les matins. Agnès aime son homme.
Ou
Née en 1954. Évelyne attendait Noël à sa fenêtre de la rue Tiquetonne. 9h50 à l’Hôtel-Dieu. Elle allaitait en fumant des cigarettes longues. On l’appelait jeune homme. En hébreu la vie n’existe qu’au pluriel.
Didier Ayres
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