Un fils de notre temps, Ödön von Horváth (par Léon-Marc Levy)
Un fils de notre temps (Ein Kind unserer Zeit, 1938), Ödön von Horváth, trad. allemand, Rémy Lambrechts, 155 pages, 7,50 €
Edition: GallimardLe temps des menaces qui a oppressé l’Europe dès le milieu des années 20 et surtout dans les années 30, fut fatal pour l’histoire mais riche en voix littéraires qui avec lucidité nous ont fait entendre le grondement du désastre qui s’annonçait. Joseph Roth, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, Robert Musil, Leo Perutz, ces écrivains magnifiques qui anticipaient la fin d’un monde et témoignaient de son effondrement en cours constitue un moment littéraire sublime. Von Horvath est moins connu mais sa voix pourtant, singulière, nous touche avec une acuité et une force remarquables. Une force d’autant plus puissante qu’elle est en douce, mezzo voce, comme une insinuation obstinée qui finit par bouleverser.
Par les propos d’un narrateur lambda, soldat d’une armée que l’on devine nazie, von Horváth va peu à peu déconstruire l’idéologie désastreuse qui dévaste son pays et va le mener au désastre le plus total. Patriotisme aussi aveugle qu’imbécile, haine de tout autre (y compris les femmes), culte du chef et du héros, culte de la violence stupide, notre narrateur décline, une à une, toutes les tares qui ont saisi et ravagé un peuple tout entier. Le marigot idéologique est complété par la société mâle que constitue la vie militaire, toujours en bordure d’une homosexualité malsaine, non assumée, non dite.
Mon camarade dit justement qu’autrefois, il y a trois cents ans, un grand philosophe s’était demandé si, en fin de compte, les femmes étaient réellement des êtres humains.
Il y a de quoi en douter, je veux bien le croire.
Avec l’espèce féminine, tu ne sais jamais où tu en es.
Tu n’y trouves ni loyauté ni conviction, c’est toujours en retard, un sac à mensonges et ainsi de suite.
L’écriture de von Horváth absorbe l’imbécillité du narrateur, la rend tangible, mesurable. Elle nous pose au cœur de la faiblesse d’esprit du soldat mais, au-delà, elle pose une question vertigineuse, toujours la même, toujours aussi incroyable : comment un peuple entier, idiots et savants, pauvres et riches, hommes et femmes, jeunes et vieux ont-ils pu descendre à ce niveau de crétinisme collectif, de folie ? Question plus effrayante encore s’agissant de l’une des nations les plus civilisées du monde. Le choix rhétorique de von Horvath – la parole d’un pauvre soldat du rang – est d’une efficacité redoutable, il pose dans la conscience d’un homme la dérive d’un peuple entier. Les convictions s’y déploient sans solliciter l’intelligence, ou la conscience, elles se contentent de se déposer dans les têtes, axiomes mortifères qui vont mener au pire désastre de tous les temps. La pensée unique, totalitaire, évacue dans la tête du narrateur toute référence à une instance morale autre que « la Patrie », « le drapeau », ni Dieu, ni valeurs morales, ni compassion pour les faibles. Le soldat-narrateur va participer à ce que nous devinons être, sans que jamais elle ne soit nommée, la Guerre d’Espagne dans les rangs de soldats mercenaires nazis.
Il y a un pays dont nous allons nous emparer.
Un petit pays et nous sommes dix fois plus grands – alors : en avant, gaillardement !
Qui ose gagne – surtout s’il dispose d’une supériorité écrasante.
[…] Nous nettoyons, nous nettoyons …
Il participera à l’assassinat de femmes et d’enfants sans défense. Toute raison est abolie. Et, sur le chemin de la dérive, un capitaine. Son capitaine, celui qui mène son bataillon. Le grain de sable qui va gripper la machine à abdiquer la pensée. « Un chevalier vieux jeu avec ses idées toquées » qui va au-devant des balles ennemies dans une forme de suicide et dans la poche duquel le soldat-narrateur va trouver une lettre adressée à sa femme. La première parole de raison et de moralité qui vient à ses yeux. « Nous ne sommes plus des soldats mais de misérables voleurs, de lâches assassins. Nous ne nous battons pas loyalement contre un ennemi, mais vicieusement et bassement contre des femmes, des enfants et des éclopés… ».
Une autre parole surgit qui va lézarder le vernis des certitudes imbéciles. Le chemin de la rédemption ?
Léon-Marc Levy
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