Un critique littéraire singulier à l'aurore du XXème siècle : Alfred Jarry (1/3)
Comme l’écrit Julien Schuh, « [l]a première période de l’écriture de Jarry », qui correspond à « la première moitié » de sa vie d’écrivain, de 1893 à 1899, « peut être analysée comme une forme de quête de l’absolu littéraire : dans le sillage du décadentisme et du symbolisme, et sous l’égide de Remy de Gourmont, Jarry livre des ouvrages d’une obscurité calculée, synthèses voulues de son univers, prétendument libérées des contingences » (1). Cette « obscurité calculée » s’inscrit pleinement dans la mouvance du « rêve mallarméen du livre », rêve qui correspond à toute une époque, étant ontologiquement relié au symbolisme.
Ce rêve est, comme le note Bertrand Marchal, « d’abord un rêve narcissique d’identité absolue, le rêve d’un livre […] total qui enferme dans sa plénitude jalouse, comme les missels à fermoir ou les grimoires des alchimistes, la plénitude du sens » (2). Et cette plénitude du sens ne doit pas être octroyée à quiconque. Pour Jarry comme pour Mallarmé, la lecture est vue comme « un viol » (3). Et, de fait, l’œuvre est « livr[ée] » à la « subjectivité » perçue comme « parasite » (4) du lecteur.
Cette communication, nécessairement tributaire des contingences, est vécue par l’auteur comme une violence faite à son œuvre, violence nécessaire certes puisque c’est elle qui fait exister le livre, mais jugée intolérable. Aussi, et je cite toujours Bertrand Marchal, « [c]omment faire […] pour que le livre, appelé à confronter son objectivité à la subjectivité du lecteur, n’y perde pas son identité, pour que le livre, en somme, reste LE livre, et non pas un livre pulvérisé par la multiplicité des lectures possibles ? » (5).
À cette question, Jarry répond de cette façon : il s’agit, par le texte, de s’offrir au regard et dans le même temps de se soustraire – du moins en partie – à la compréhension qui peut être faite de ce que l’on offre au regard. Il n’est pour s’en rendre compte que de se reporter aux Minutes ou à César-Antechrist, ou encore à la critique d’art pratiquée par Jarry dans sa jeunesse (6). Est mise en œuvre comme le souligne Françoise Lucbert dans cette première critique une « intensification de la dimension polysémique de la prose poétique. Il s’agit d’instaurer une relation entre le signifiant et le signifié qui ne soit pas exclusivement dénotative » (7). La « prose s’inscrit [alors logiquement] dans un projet poétique. Le choix d’une écriture savante et complexe correspond aux convictions » d’un Jarry « récalcitran[t] à la tyrannie de la supposée clarté de la langue française, à laquelle i[l] contest[e] tout pouvoir d’évocation » (8).
En revanche, constate Julien Schuh, « à l’aube du XXe siècle, dans un autre espace littéraire » qui correspond surtout au cénacle de La Revue blanche, « la démarche de Jarry se transforme ». « [L]es textes qui devaient constituer La Chandelle verte, liés à l’actualité, découlent d’une autre vision de la littérature […] » (9). En effet, ce qui frappe immédiatement, en ce qui concerne les textes des « Spéculations » ou des « Gestes » comme en ce qui concerne les critiques littéraires publiées dans le même temps à La Revue blanche, c’est l’immédiate clarté de la langue, qui s’oppose si fortement au premier Jarry que nous venons d’évoquer. Cette clarté ostensiblement affichée naît logiquement des trois caractéristiques « médiologiques » propres à tout organe de presse, et ainsi à la forme de La Revue blanche : « les conditions de périodicité, de clôture et de diffusion » (10). Si Jarry tient à conserver cette clarté, puisqu’elle marquera de son sceau son ultime roman La Dragonne, après s’être déployée dans Le Surmâle, pour se communiquer jusqu’aux opérettes, celle-ci résulte-t-elle d’abord de la façon dont l’auteur de Messaline répond aux exigences de lisibilité propres à toute revue qui a pour but de perdurer et ainsi d’asseoir et d’augmenter son lectorat ? Le journal (et dans une bien moindre mesure la revue) serait, pour reprendre la formulation d’Alain Vaillant, « le mécanisme diabolique qui, soumettant l’écrivain à la nécessité absurde de la périodicité et à la pression constante et immédiate du public, aurait perverti la littérature – l’aurait industrialisée, selon l’expression de Sainte-Beuve – en provoquant, au passage, l’obsolescence quasi-instantanée de la poésie » (11). Et comme pour épouser le tour nouveau que prend son écriture, Jarry chronique surtout des romans dans La Revue blanche, pour ce qui est de la littérature, alors qu’il rendait auparavant surtout compte de recueils de poèmes. L’auteur d’Haldernablou épouse en cela (et je cite là Christophe Charle) l’évolution du marché éditorial, qui a « pour caractéristique essentielle la croissance de deux genres : poésie et roman (12). Mais [cette évolution] a pour chacun des conséquences contradictoires. La poésie, genre qui autrefois occupait le sommet de la consécration, à la suite de cette croissance, tombe progressivement hors de la sphère du marché et devient marginale, elle n’est plus un cursus suprême mais », du moins prétendument, « l’impasse de l’art pour l’art » (13). Si Jarry épouse le flux éditorial dans ses principales lignes de force, il le fait souvent avec distanciation. Ainsi, si l’on « voit […] l’ordre des valeurs littéraires évoluer et le roman accéder à la consécration académique dès l’Empire mais surtout sous la Troisième République avec le roman psychologique, roman mondain pour la classe dominante en réaction contre le roman “vulgaire”, naturaliste » (14), Jarry critique avec une grande violence l’une et l’autre formes de roman, comme en témoigne son compte rendu laconique de Napoléon et l’amour et son mépris affiché pour Zola. Jarry suit également l’évolution du marché, prenant acte du fait que les « années postérieures à 1870 » ont vu « le passage du temps des éditeurs […] à celui de l’entreprise éditoriale » (15), en rendant compte d’ouvrages qui, dans leur spécialisation ou de par l’effort de vulgarisation auquel ils participent, répondent au désir de nouveau du lectorat éclaté de l’époque, à l’explosion du nombre des intellectuels et à l’élargissement « du champ des lecteurs possibles grâce à la généralisation progressive de l’instruction publique » (16). « L’alphabétisation massive fut réalisée au XIXe siècle, en même temps que la diffusion de la langue française. Elle rendit possible l’expansion du public des lecteurs et la généralisation au niveau national de la culture littéraire » (17), résume Martyn Lyons. Cette généralisation évolua de concert avec le scientisme, et le flot toujours plus dense des découvertes poussa naturellement les contemporains de Jarry à être toujours plus férus d’ouvrages pouvant expliquer le champ des connaissances qui s’ouvrait à eux. En cela, Jarry se place parfaitement au centre du « bouillonnement intellectuel d’une période marquée par l’esprit d’invention et celui d’ouverture » (18), comme l’écrit Christophe Prochasson. Et les modalités d’existence de La Revue blanche et du Mercure de France prennent incontestablement acte de l’« apparition de revues spécialisées », « étape importante dans le processus de professionnalisation que connaissaient alors certaines catégories d’intellectuels » (19). À la fin du siècle, « [l]e potentiel de lecteurs se faisant plus nombreux, les auteurs eux-mêmes se multipliant, la revue dut changer de caractère. Elle devint le lieu chéri des intellectuels […] » (20).
Ainsi, si Jarry, comme l’écrit Michel Décaudin, se lance dans une « entreprise journalistique » (21) au sein de La Revue blanche alors qu’il « n’est pas journaliste quand en 1894 il écrit des articles de critique pour les Essais d’art libre, L’Art littéraire ou le Mercure de France », il ne faut pas oublier néanmoins qu’il a conservé, au sein de cette entreprise, sous la protection amicale de Fénéon, toute sa liberté créatrice et de pensée. Il ne faut pas oublier non plus combien « la création massive de petites revues dans les vingt dernières années du XIXe siècle procède d’une réaction contre les journaux à grand tirage et les revues établies » (22). Cette réaction tient au rejet des formes dominantes et de la toute-puissance du feuilleton mais aussi au simple désir d’être publié. « L’impossibilité d’être admis au sein des revues et journaux établis force les auteurs à soumettre leurs textes à des tribunes moins en vue. Mais en même temps, cette manière d’exclusion a l’effet d’un catalyseur qui suscite une effervescence exceptionnelle dans le monde de l’édition » (23). En conséquence, c’est dans les petites revues que « [l]es avant-gardes s[e] réfugi[e]nt […] » (24). Et ce, bien évidemment également par choix. En effet, « la revue souffre moins de l’éphémère qui gâte le journal quotidien. Sa légitimité, son caractère aristocratique, que ne contredisent nullement ses audaces lorsqu’elle se place à l’avant-garde, lui confèrent un caractère de dignité » (25).
Un tel changement stylistique, que nous venons d’évoquer, séparant l’œuvre de Jarry en deux pans bien distincts, pose indubitablement question. Je voulais partir de ce constat et analyser en quoi justement l’accession de Jarry à une forme d’écriture journalistique régulière dans les pages de La Revue blanche, qui prend notamment la tournure de la critique littéraire, relève d’une autre vision de la littérature, en quoi consiste exactement cette autre vision. Je voulais définir l’altérité d’une pratique discursive eu égard au premier Jarry et en dégager la nécessité.
Ainsi, je me suis inscrit dans la continuité du travail de Julien Schuh, analysant, après que lui eut analysé remarquablement la première période de la vie littéraire de Jarry, la seconde période de celle-ci (26).
Cherchant à dégager en quoi la seconde période de la vie littéraire de Jarry s’opposait à la première, je me suis rendu compte que je faisais fausse route, que ce que je croyais évident masquait une autre réalité, qui est la réalité première de la vie littéraire de Jarry, première et comme fondatrice de tout un parcours.
Matthieu Gosztola
(1) Julien Schuh, Alfred Jarry – Le Colin-Maillard cérébral, Étude sur les dispositifs de diffraction du sens, Thèse de doctorat, Paris IV, 2008, p. 9.
(2) Bertrand Marchal, Lecture de Mallarmé, Poésies, Igitur, Le coup de dés, Librairie José Corti, 1985, p. 64.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Id., p. 65.
(6) Voir Françoise Lucbert, « Dépasser le commentaire prosaïque : le cas Fargue-Jarry », Entre le voir et le dire, La critique d’art des écrivains dans la presse symboliste en France de 1882 à 1906, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 209-220.
(7) Id., p. 212.
(8) Ibid.
(9) Julien Schuh, op. cit., p. 9.
(10) Laurent Fedi, « Les pratiques de pensée à l’œuvre dans les revues philosophiques et généralistes, des années 1870 à 1900 », Dir. Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, Presse et plumes, Journalisme et littérature au XIX° siècle, Nouveau monde éditions, collection Culture-médias, Études de presse, 2004, p. 294.
(11) Alain Vaillant, « Le journal, creuset de l’invention poétique », Dir. Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, op. cit., p. 318.
(12) « L’accession du roman au rang de genre dominant est une transformation fondamentale du champ de production littéraire : techniquement, les gros tirages deviennent possibles sous le Second Empire ; socialement, le roman trouve un nouveau public intermédiaire entre le public parisien et lettré et le public populaire du roman-feuilleton. Ce public ne va pas au théâtre, mais il accède néanmoins à la culture légitime grâce à cette forme de consommation culturelle privée et domestique ». (Christophe Charle, La crise littéraire à l’époque du naturalisme, roman, théâtre, politique, essai d’histoire sociale des groupes et des genres littéraires, Presses de l’école normale supérieure, 1979, p. 33).
(13) Id., p. 61.
(14) Id., p. 33.
(15) Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres, Histoire du capitalisme d’édition 1880-1920, Fayard, 1988, p. 8.
(16) Christophe Prochasson, Les années électriques 1880-1910, Éditions de la Découverte, collection Textes à l’appui/l’aventure intellectuelle du XXe siècle, 1991, p. 158.
(17) Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, Une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXesiècle, traduit de l’anglais, Promodis, 1987, p. 25-26.
(18) Christophe Prochasson, op. cit.
(19) Id., p. 175. Voir le chapitre intitulé « Les revues du monde scientifique » (Id., p. 175-186).
(20) Id., p. 156.
(21) Michel Décaudin, « Journalisme de poètes », Littératures contemporaines, numéro 6, « L’écrivain journaliste », Klincksieck, 1998, p. 46-47.
(22) Françoise Lucbert, op. cit, p. 20.
(23) Id., p. 21.
(24) Christophe Prochasson, op. cit., p. 157. Et La Revue blanche est selon Christophe Prochasson le « prototype de la revue d’avant-garde, l’organe fétiche du symbolisme » (Id., p. 163).
(25) Id., p. 156.
(26) Cette analyse a eu lieu à travers l’étude de sa critique littéraire principalement, mais également à travers celle de ses autres textes, parmi lesquels les opérettes, textes très peu étudiés, étude qui se révèle nécessaire dans la mesure où le pan de l’œuvre critique est intimement relié à l’œuvre complète : il me semble que l’on ne peut saisir les particularités d’une pratique discursive spécifique que si on dégage justement en quoi elle est ou non spécifique par rapport au reste de l’œuvre, tant il est vrai que Jarry conserve toute sa liberté créatrice d’écrivain lors de son travail de critique littéraire. La manière dont Fénéon continue d’offrir la même liberté à Jarry malgré la façon dont un critique notable de La Revue blanche, Michel Arnauld, s’oppose à son travail, fait figure de prise de position à ce sujet. L’on permet à Jarry toute liberté (il choisit les ouvrages qu’il veut) et on lui permet de rendre compte des ouvrages qu’il lit comme il l’entend.
Pour se reporter à l’édition critique et commentée :
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/75/63/19/PDF/2012LEMA3004.pdf
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