Identification

Treize façons de voir, Colum McCann

Ecrit par Léon-Marc Levy 16.06.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Nouvelles, Roman, Belfond

Treize façons de voir (Thirteen ways of looking) Avril 2016. Traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre. 304 p. 20,50 €

Ecrivain(s): Colum McCann Edition: Belfond

Treize façons de voir, Colum McCann

Colum McCann est une des plus grandes plumes européennes d’aujourd’hui. Depuis le chant du coyote (Songdogs 1995) à ce fabuleux Treize façons de voir , il déroule une œuvre d’une cohérence, d’une exigence, d’une puissance jamais démenties. McCann est un magicien de la langue, dans la grande tradition irlandaise, et ce recueil de nouvelles vient encore ajouter à son statut de grand styliste.

Recueil de nouvelles disions-nous ? Pas vraiment, car l’opus commence par un véritable roman, Treize façons de voir, de 178 pages, qui précède 4 nouvelles. Un roman prodigieux dans son art narratif, dans le génie portraitiste que déploie McCann – en particulier pour le personnage central de Mendelssohn (il ne s’agit pas du musicien, même si ce Mendelssohn aime beaucoup la compositeur). Il ne faut pas mille pages à notre écrivain pour camper des figures profondes, inoubliables. Il lui suffit de posséder un art consommé du mot exact, une véritable économie lexicale qui lui permet la brièveté. Si McCann est « nouvelliste » (ce qui, encore une fois se discute, il s’agit d’un roman), alors c’est à Raymond Carver qu’il doit son art de la condensation. Mais McCann est un romancier et il ne doit à personne la magie de ses univers, ni à la précision d’orfèvre de son écriture, qu’il compare au travail de recherche de la police scientifique observant les images des caméras de rue. Et McCann nous livre là une clé essentielle à son roman :

« Ils savent, les policiers, qu’on peut procéder de mille façons. Les hypothèses se glissent les unes par-dessus les autres, s’opposent, se contredisent. L’observation modifie les faits. Position, vitesse, temps, distance, les vieilles lois de la physique.

Ils fouilleront les images à la recherche d’un détail aléatoire, d’un léger vent de surprise, d’un indice. D’utiles informations cachées dans ces moments obscurs. Regarderont à nouveau au cas où quelque chose leur aurait échappé.

Leur travail ressemble à celui des poètes : la quête d’un mot furtif, à mettre à la bonne place, qui donnera au poème la précision voulue. »

 

Treize façons de voir. Treize comme les treize chapitres du livre qui pivotent à chaque fois autour d’un axe différent. Et il faut entendre ici « voir » comme « regarder ». Thirteen ways of looking, le titre original, le dit clairement. Il s’agit de directions de regard, de sources de regard aussi. C’est le thème obsessionnel du roman. D’abord le regard du narrateur, Mendelssohn, regard lui-même multiple que McCann fait glisser du « je » au « il » au « nous », dans un manège vertigineux. Regard des caméras de rue, de domiciles, outils de voyeurisme permanents, qui ici serviront aux policiers pour disséquer le crime. Regards enfin optionnels, ceux du lecteur, des lecteurs, que Colum McCann inclut toujours dans son écriture par ses jeux de piste, ici par exemple, ces mystérieux « merles noirs » qui ouvrent tous les chapitres du roman sous forme de petits poèmes, jamais le même, mais toujours avec le(s) merle(s) noir(s) :

 

Un homme et une femme

Ne font qu’un.

Un homme, une femme et un merle noir

Ne font qu’un.

 

Mendelssohn, un vieil homme solitaire – non il y a Sally, son excellente dame de compagnie – qui fait avec ses souvenirs, surtout ceux d’Eileen, son épouse tendrement aimée et disparue. Qui fait aussi avec son vieux corps qui se désagrège (on pense à Philip Roth !) :

 

« Oh brisez-moi ce corps, Sally, réduisez-le en morceaux, que je puisse me promener avec ce qui fonctionne encore, le cœur, la tête. Laissez le reste quelque part. Adieu entrailles, côlon, poche de pyjama, prostate évasive, indéfendables organes tous autant qu’ils sont. »

 

Et qui découvrira que même cette vieille vie qu’il plaint peut lui être volée. Les caméras alors, à la sortie du restaurant, deviendront la scansion du regard des policiers sur le crime. La dimension polar de ce roman prend sa place, avec une victime, un meurtrier et les complices que sont, structurellement, les policiers ? Comme les lecteurs les complices du livre.

 

« Tout comme le poème fait du lecteur un complice, les inspecteurs deviennent complices du meurtre. Mais contrairement aux poèmes que nous aimons, qui peuvent garder une part de mystère, nous tenons à ce que les enquêtes aboutissent – si, bien sûr, il s’agit vraiment d’un meurtre, ou d’un poème. »

 

Et encore – là où McCann fusionne littéralement le meurtre et le poème :

 

« Le passé ne cesse de s’écouler entre les mains des policiers. Ouvrant leurs carnets à spirales, ils se remettent à l’eau, remontent le courant, reviennent aux premières strophes. »

 

Les quatre nouvelles qui suivent sont autant de très beaux moments littéraires. Colum McCann ne quitte pas l’obsession du regard qui, des déserts afghans, aux rues de Dublin, à la télévision où Beverly découvre le visage enfoui dans sa mémoire du tortionnaire qui naguère l’a violée, insultée, frappée. Tout est regard, vision.

 

« La maison est une donation récente à l’église. Pas encore tout à fait rénovée, ni consacrée, elle a conservé tous ses miroirs. Beverly se voit partout. Il y en a un dans le hall, au cadre sculpté, doré, qui réfléchit les quelques marches, dehors, de sorte qu’à la porte on a l’impression d’entrer et de sortir en même temps. Un autre en haut de l’escalier circulaire, à côté su Sacré-Cœur, un vase de fleurs fraîches posé en dessous. Le couloir est garni d’une série de couleurs à l’huile, sous verre, si bien qu’en passant elle aperçoit son image sous certains angles. A la salle de bains, un miroir encore occupe un mur sur toute sa largeur. » (Traité)

Dans Quelle heure est-il, maintenant, là où vous êtes, Il va même jusqu’à scruter (encore le regard) la naissance d’une œuvre littéraire, d’une nouvelle, dans un regard qui renvoie aux errances qui précèdent la création, les hésitations, les lueurs, le choix enfin.

 

Ce livre fascine comme un objet littéraire exceptionnel, mené par un maître. La traduction de Jean-Luc Piningre est comme une évidence, poétique et précise. L’irruption de la vie personnelle de Colum McCann ajoute encore à la fascination et au jeu des miroirs. Le 27 juin 2014, il a été agressé à New Haven dans le Connecticut, comme Mendelssohn dans Treize façons de voir, comme Beverly dansTraité. Mais les miroirs littéraires jouent dans tous les sens. McCann avait écrit ces textes avant son agression. Ce qui nous vaut cette réflexion, tout en nuance et finesse, dans une note de l’auteur à la fin du livre :

 

« Il me semble parfois que nous écrivons notre vie à l’avance et que, d’autres fois, nous sommes seulement capables de regarder derrière nous. Mais en fin de compte, chaque mot que nous écrivons est autobiographique, peut-être plus encore quand nous essayons d’éviter toute autobiographie. »

 

Un livre magistral.

 

Léon-Marc Levy

 

VL3

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)

 

  • Vu : 5060

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Colum McCann

 

Nationalité : Irlande

Né(e) à : Dublin , le 28/02/1965

 

Après des études de journalisme au St Joseph's College de Dublin, la seule formation en journalisme à l'époque en Irlande, Colum McCann travaille comme rédacteur pour l'Evening Herald puis devient correspondant junior pour l'Evening Press de Dublin dans les années 1980. Il avait déjà fait ses premières armes en recevant le prix du jeune journaliste de l'année pour son travail sur le sort des femmes battues de Dublin.

À l'âge de 21 ans, il décide de se rendre aux États-Unis. Il parcourt ainsi 20 000 kilomètres à travers l'Amérique, multipliant les petits boulots. Il décide ensuite de partir vivre au Japon, avant de revenir aux États-Unis, à New York, où il vit aujourd'hui. Il enseigne l'écriture d'invention à la City University de New York ou European Graduate School. Ses ouvrages ont été traduits en 26 langues et ont été pour partie publiés dans plusieurs revues.

Auteur d'une remarquable biographie romancée sur Noureev Danseur, il remporte pour "Que le vaste monde poursuive sa course folle" le National Book Award 2009 et le Prix du meilleur livre de l'année du magazine Lire.

 

http://www.colummccann.com

 

 

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

Lire tous les articles de Léon-Marc Levy


Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /