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Toutes les femmes sauf une, Maria Pourchet (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 28.09.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Toutes les femmes sauf une, Maria Pourchet, Pauvert, septembre 2018, 136 pages, 15 €

Toutes les femmes sauf une, Maria Pourchet (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

Ce livre s’adresse à toi, le livre que tu prends en pleine figure, parce que tu es une femme. Parce que d’abord, tu es une femme blessée par ta naissance. Celles de toutes les femmes qui t’ont précédée. Tu n’as pas qu’une mère, tu en as des milliers.

Femme, tu portes les maux et le poids des morts, le poids du sang, le poids des mots. Tu enfanteras dans l’angoisse. La terreur de l’éventration. N’oublie pas la racine des mots. Ce n’est pas douleur qu’il fallait traduire mais angoisse.

Les mots qui déchirent.

Les hommes vont entrer dans ce livre avec malaise, précaution, curiosité, avec effroi. Ils seront à l’étroit.

L’entrée en matière. Ton arrivée au monde. Tu t’écrases sur une toile cirée, c’est à peu près ça, la salle de travail. La salle de travail. Il fallait une femme pour enquêter, il fallait Maria Pourchet pour raconter et dépasser le récit, le genre de livre qui se fout du réel ou de la fiction, il est au-delà du genre.

Raconte à ta fille son arrivée, sans filtres, sans jolis mots et toujours de rose, vêtus. Ne plus avoir peur des sucs et des territoires. Raconter le récit de son propre accouchement.

Tu n’accouches pas, tu accouches de toi. Le bébé, Adèle, elle connaît la route. Ou l’adhérence.

Il fallait ce regard précisément, une écriture directe et resserrée, un corps ramassé. L’absence de silhouette. Pour raconter la femme dont les mères ont confondu l’absence de sens, le mot nourrir avec le mot absorber.

Or toi, quelle mère seras-tu.

Seras-tu comme ces mères qui pensent que le bébé naît vide, qu’il faut remplir l’enfant, le remplir selon un patrimoine, un récit familial forcément nécessaire. Le tout-petit impuissant, le tout-petit dépendant, le tout-petit ignorant.

Or toi, quelle mère feras-tu.

Les mères qui te couchent, t’empêchent d’accoucher, elles t’étouffent. Ta mère et la sienne avant elle et la sienne avant elle et la sienne avant elle, tu vas crever de culpabilité parce que tu as osé dire ce qu’elles savent toutes mais ne diront jamais.

Elle a déjà oublié. Elle jurera sur sa tête couronnée que j’invente. Cette imagination tarée vouée à détruire les siens, elle ne demandera pas où je l’ai prise, elle le sait.

Grandir sous les coups des formes négatives, les formes du langage, tous ces mots en trop qui se ressemblent trop.

Alitée, allaiter, quelle horreur.

Les formes négatives donc. Ne pas, c’est pas, ne fais pas, t’avais qu’à pas, ne reste pas. Tu conserves ne pas, le reste tu ne le lis pas.

Maintenant qu’elle est là, ta toute petite Adèle, tu n’as pas le choix. C’est marche ou elle crève.

Alors tu te souviens. L’environnement de ton enfance. Les femmes de ta lignée, les femmes de ton enfance qui ont tenu les fils de ta petite marionnette. Les femmes ont des jouets précieux. L’enfance et la maternité sont mises face à face.

Les femmes ne créent pas la vie, elles deviennent des mères. Les femmes ne donnent pas la vie, elles la transmettent. Les corps, les cris, les mêmes paroles, les mêmes gestes. Les femmes devenues mères tiennent à leurs tragédies. La main posée sur l’épaule, tu feras comme moi. Tu n’as pas le choix. La honte ou la culpabilité. Tu choisis.

Ton enfance a été un combat contre elle, contre elles toutes. Non, tu n’étais pas un esprit vierge à décorer, un corps creux à meubler, un cerveau vide à câbler. Adèle, toi tu sais cela désormais.

Mais la haine que les femmes vouent à leur genre, tu verras.

Tu liras. Les adjectifs, le sublime ou le caniveau, les sentences à te cisailler les entrailles, te vriller le cœur, te forer la gorge. La masse ciselée. Mettre au monde ou mettre bas. Tu choisis.

Tu as choisi d’écrire, d’alterner entre tes souvenirs comme autant de cris et l’espace du geste médical. La maternité. Les infirmières. Le jeu des plannings, des couleurs et des passages. Les rondes. Les urgences. Rappelle-toi la vengeance des femmes entre elles, la dureté de leurs manœuvres sur toi, les visites vécues comme des ingérences, les fleurs tellement vulgaires, les vêtements déjà trop petits ou trop grands alors que toi justement tu veux de l’air, du vent, de la couleur, rentrer dans tes vêtements. Tu veux t’enfuir.

Adèle. Tu lui feras mal pour son plus grand bien. Adèle ne sait pas encore ce que signifie renoncer, toi tu sais écrire. Le sens de la vie. La lumière au bout, le trou noir, le tunnel qui lui éraflera la peau, lui contractera à l’extrême les membres. Le passage ou l’expulsion. Tu vas en chier, Adèle aussi, l’enfant que tu as été surtout.

Ton enfant n’est pas à toi, seules tes blessures t’appartiennent.

Être mère, je l’apprendrai avec les semaines, c’est trouver des endroits sur Terre, des coins dans les maisons et pouvoir en puissance aller très loin.

Les semaines, des années, des siècles, des millénaires pour apprendre à habiter et devenir mère.

Chaque virgule comme autant de poils sur la peau, chaque mot et autant de respirations, chaque coupure comme autant de majuscules omises, tu halètes. Lis le texte à haute voix et ne cesse point.

La grand-mère que tu préfèreras, à qui tu ressembles un peu, Adèle ressemble-t-elle à ta mère. C’est classique. La grand-mère meurt le jour de la naissance d’Adèle.

Les fées ne se penchent pas au-dessus des berceaux, ce sont les fantômes des ancêtres qui les penchent puis les enflamment.

Après toi, ce sera terminé. Et pourtant. Tu continueras.

Tu seras la mère qui apprend sur le tas, mange, ça et pas autrement, parle comme ça, regarde le ciel ainsi et pas autrement, joue avec ça. La mère à qui il faudra plaire, à qui tu as voulu plaire. Tant pis pour l’orgueil ou la tendre illusion. La baffe partie trop vite.

Au mieux tu seras comme une sœur. Comme une mère restée une enfant. L’amour n’a jamais été qu’à taille humaine. Tu feras ce que tu peux, c’est-à-dire pas grand-chose. Il faut du courage pour casser, il faut du temps pour reprendre, il faut de la place pour comprendre. Faire autrement. C’est dur, n’est-ce pas, de s’élever, de se tourner vers la lumière, se redresser. Lâcher la peau, lâcher la peur. La peur des mères, la peur des filles, les filles ont peur de leur mère. Et dire que l’existence tient à cette faute-là. Les erreurs ou les miracles de la matière. La chair vouée au pourrissement de la répétition.

Entre toutes les femmes, tu trouveras les douces, les bienveillantes, les assagies, elles sont belles car rassurantes, tu les rencontreras après. Tu grandiras après. À l’âge adulte ou à cœur ouvert, espère-le.

Toutes les femmes sauf une, celles à qui tu voudrais écrire, ta fille ou ta mère, écrire pour l’alignement ou la permanence, écrire ou crier, s’accrocher ou écorcher. Sont-elles si rares celles pour qui la naissance fut. Une grâce. Le couple, un cadeau. Les mères, des alliées. Au-delà des cris. Faut-il toujours qu’un livre soit une colère monocorde. Une corde ballante.

C’est ainsi qu’il accroche.

Avec ou sans ossature, sans doute ici n’en fallait-il pas d’ailleurs, sans fil conducteur hormis le va et vient des résurgences et du personnel médical.

Après.

Tu vas quitter la maternité, te jeter dans le monde avec ta toute petite Adèle dans les bras, seule peut-être, sans homme pour habiter, pour mettre une distance, sans bras pour te soutenir. Les femmes, les hommes. Quels seront leurs sauvetages.

Quels hommes feront-ils.

Adèle est sauvée. Les livres sauvent. Adèle aura exactement la mère qu’il lui faut. Comme toi, comme elles toutes avant toi. Nous avons les mères qu’il nous faut pour être les femmes que nous sommes.

Après, tu auras besoin de lire un livre écrit par et pour un homme ! poursuivre la puissance de cette rentrée littéraire. Te remercier Maria d’en faire partie. Du genre.

Ce n’est pas une question de genre mais de griefs.

 

Sandrine Ferron-Veillard

 

Maria Pourchet est romancière. Elle a notamment signé Rome en un jour (Gallimard, 2013) et Champion (Gallimard, 2015).

 

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.