Tous les pas ici sont comptés, Jacquy Gil (par Marc Wetzel)
Tous les pas ici sont comptés, Jacquy GIL - Unicité, 138 pages, 3eme trimestre 2025, 14 €
"J'ai trouvé ce matin sur une pierre l'inscription suivante : "Faite pour durer !". Certes. Cependant, comme tout est relatif, il est possible que la formule amène un questionnement :"Qu'est-ce que durer ?". Aller jusqu'au bout de l'existence et donc surmonter tous les obstacles, toutes les embûches qu'elle a pu dresser ? Ou bien s'abandonner, corps et âme, à quelque quête dont on ne sait où elle a commencé ni où elle finira ? Mais n'est-ce point là déjà se projeter au-delà du temps qui a été imparti à la pierre ?" (p.30)
C'est une poésie, comme on le voit, faite d'expériences de présence, menées, près de chez lui, dans la garrigue languedocienne, par un ancien vigneron de 77 ans, autodidacte de "l'écriture" : un vieux monsieur timide et alerte, à farouche mentalité d'essayeur du donné, résolu et loyal - qui ne veut en tout cas aucun mal à ce qu'il sort comprendre.
Depuis quelques années, son oeuvre discrète et particulièrement cohérente est lue et aimée : elle rappelle assez les pérégrinations bucoliques (mais radicales) des anglo-saxons, comme Thomas Traherne, Howard Mc Cord ou Wendell Berry, gens qui se coltinent avec ce que vient être la nature sous et devant leurs pas : qui avancent, ne se fiant qu'à leurs efforts, en ré-enchanteurs du monde certes, mais humblement obstinés, rivés à leurs seuls moyens du bord, et qui viennent, dans les paysages proches et à peu près sauvegardés, faire, en eux, le point de l'activité naturelle.
D'elle, Jacquy Gil rencontre et formule toutes les heures : l'éclatant (et "inextricable" !) midi, où le labyrinthe surexposé des éléments vient à la fois, dit-il le bercer et le berner ; le jour d'après-tempête, où des tas d'arbres déracinés - qui ne se savent pas encore morts (la sève s'informe d'elle-même à vitesse de tortue) - changent ici ou là tout aux sentiers jusque-là dégagés ; l'heure plus tardive où croiser quelques bêtes qui n'ont, elles, nulle velléité de recommencer leur vie, ignorant en avoir une ; les moments de rencontre de hangars et masures ruinés, aux murs insoucieux désormais de ce qu'ils ont pu un jour abriter, séparer ou défendre. Notre arpenteur, même chez lui, se croit ou se sait ailleurs ("Il est temps, peut-être, d'accorder plus d'attention aux portes ! Les ouvrir, les fermer ... ne suffit plus. De là à dire qu'elles pourraient être aussi des fenêtres, il n'y a que la tête à tourner, un seuil à franchir !" p.29). On dirait que l'inconnu use de cet homme, non seulement pour témoin, mais en véritable goûteur de ses "avancées" et embardées inédites : comme si l'inconnu, oui, attendait du regard nouveau d'un homme indication de son chemin propre.
En retour, l'homme s'éduque : devant ce "grand pin d'Alep ..." dont l'auteur écrit : "Il m'arrivait de le maudire tant il me cachait tout un pan de paysage" (p.31), il se sent "interpellé", "éprouvant", dit-il, "un grand bonheur à l'écouter m'instruire", et qu'apprend-il soudain ? Que "l'opaque écran de feuillage", "l'obstacle" à ses "échappées belles" ... est en réalité "présence incontournable" et "passage obligé", puisqu'il fait saisir le grotesque d'une gêne en un être à qui suffirait, lui, de changer de place ! L'arbre remet la liberté de l'autre à sa place par la simple évidence de n'en pouvoir posséder, de son côté, qu'une !
Et son rapport aux dieux lui aussi étonne et émeut : il ne les invoque pas, n'offre pas de cantiques, mais sollicite l'avis motivé (sur son œuvre et sur lui) d'êtres de lumière (p.34) qui savent, eux, défendre cette lumière qu'ils sont de l'obscurité prête à s'immiscer en elle, y compris par le moyen des premiers mots d'un poème ! De ses "étranges communions" (fugaces mais amples) avec les choses, notre poète prend à témoin les dieux dans une "Foi qui n'a jamais su se dire et dont les élans se confondent avec nos fuites" (p.67), en devinant ("viendra peut-être le jour où notre foi ne sera plus simplement humaine",p.75) et enviant peut-être l'étrange foi de la Nature même en Dieu, une foi, elle, sans aucune attente, n'espérant que ce qu'elle devient, et sur le modèle de laquelle, peut-être : "la vie, soudain, nous voudrait tout d'espace, emplis d'un seul éclat, aptes enfin à éclairer l'infini de notre histoire" (p.92).
L'homme s'en tient à une sorte de panthéisme de précaution, nous offrant la lucidité rêveuse d'un darwinien contemplatif ("le monde m'ajoute à sa fête"!, p.89) et inspiré (l'inconnu comptant drôlement et littéralement sur notre conscience pour s'en faire aimer !, p.90) - mais en évolutionniste serein et vigilant, qui accrédite son insistance propre auprès de celle même de la nature, en traduisant affectivement "muter" par : insister toujours autrement, "s'adapter" par : user mieux de la présence, "sélectionner" par : tester et renouveler les horizons. Mais pour un combat, que Darwin ignorait, contre ce qu'on est devenu - et qui nous fait remonter avant l'armistice raisonnable (que chacun s'est caché, une fois de nous à nous signé !) d'une identité hâtive et mal contente de son bricolage :
"Ce qui s'acharne sur nous est un coup de force, une guerre impitoyable menée contre nous-mêmes. Tant de ruines amassées en nous et que nous n'avons pas su voir à temps, à tel point qu'il nous faut maintenant en dresser le siège : quelque chose venu d'un autre âge et dont nous avions oublié la nature belliqueuse. Toute une bataille à livrer - Une énième ! Mais inédite cette fois - en usant d'armes nouvelles, en allant les chercher dans le champ encore inexploré que nous ouvre chaque jour un peu plus notre conscience" (p.24)
L'acuité de regard et de veille de cet auteur est, pour le moins, spectaculaire et bienfaisante : les simples et fidèles constats de la campagne qu'il parcourt sont tous occasions de métamorphoses, et les innombrables mini-bilans de sa randonnée sont clairement thaumaturgiques. Il a rencontré dans la nature "une soif d'avant la sienne, mais touchée désormais par ses pas, ses yeux". Le monde est, certes, normalement blessé par cette soif naturelle (antérieure à notre propre appétit technico-économique d'agression et profit, et qui lui survivra) : comme le dit le formidable extrait qui suit, ici, le monde - auquel on prête trop naïvement style, unité et habitabilité d'office - n'est pour lui-même qu'une ininterrompue arène d'incidents, une meute de mêlées :
"Or, justement, que dit-il le monde ?
Il dit que le vent n'est qu'une galopade, une autre façon qu'a le temps de s'échapper ; que la pluie est un grand seau d'eau jeté par la fenêtre du désespoir ; le soleil, un masque de lumière au sourire perfide.
Et qu'ainsi serait tout l'univers : une querelle d'atomes ; chacun d'eux reprochant à l'autre le rêve qui, à l'infini, s'efforce de les produire.
Oui, il dit tout cela, le monde. Rien qui n'ait de commune mesure avec les propos que nous lui prêtions hier encore." (p.78)
Pourtant, miracle de la conscience, ce monde a su former en lui un être qu'on peut en avertir. Quelqu'un (l'homme) qui peut tout (en bête du possible !), qui a ou est de la "latence" à revendre, regorge de remaniements et voit, avec l'obtention de la conscience, "toute l'impatience des dieux s'appuyant enfin sur nos épaules !" (p.75)
"Toute cette latence que l'homme porte en lui. Du temps, des pas ... pour défricher son esprit, amender ses convictions".
Des pas sûrs et lents, car un texte de la page 53 en prévient : surtout ne pas atteindre le lointain trop vite, car ce serait traverser mal (en risquant d'en "diluer la substance") l'épaisseur vitale qui nous en sépare ! Décidément, notre scrupuleux pèlerin du donné - qui reste fidèle aux endroits dont le présent lui a été un jour utile - sait que ce présent est d'abord, non le sien, mais bien le leur. La présence du monde à lui-même est ici comme la juge de paix de toutes les situations dont s'enquiert le poète, et qui permet, parfois, à sa douleur - comme une grande - de se transfigurer toute seule : "Je n'aurais jamais pensé que souffrir puisse prendre l'aspect d'une si vive lumière. S'éclairait même tout ce qui ne m'était plus permis de rêver !" (p.42)
L'appel constant (mais prudent, et perplexe) de cette poésie à la "conscience" fait peut-être de Jacquy Gil un teilhardien sans illusions, souhaitant seulement servir une "conscience" ... se servant, elle, de nos vies pour sa propre (étrange) affaire, son auto-proclamée aventure ?
"Un coup pour rien ! Partie du néant pour revenir aussitôt au néant ... Vue ainsi, la vie ne serait donc qu'un leurre (?), cependant qui à chacun de ses sursauts laisserait pour trace un peu de conscience.
Elle, perdurant, se perpétuant, prenant le pas sur l'existence. Partie pour une aventure qui n'a de commune mesure avec la nôtre. Course effrénée vers un univers qu'elle invente hors de nous, au gré de ses découvertes, à la lumière de ses avancées" (p.130)
Mais cette "conscience", cette présence à soi (obtenue de justesse, et toujours menacée par ce qu'elle ne circonscrit pas), n'est peut-être, songe le poète dans l'ordinaire de ses chemins, pas d'abord, pas surtout, une chose personnelle (ni a fortiori spirituelle), pas une affaire privée : ce que paraît saisir d'elle-même une simple fourmilière trouble ici (c'est-à-dire émeut et interroge) comme une unanimité souterraine, de troisième personne et ... ne s'éclairant qu'à son perpétuel travail :
"J'ai agrandi le trou des fourmis, je voulais voir ce que la terre engrange. Il y avait là maints greniers, pareils à ceux des hommes et remplis tout autant de graines, - autant qu'il leur est permis d'entasser.
Mais nul livre de comptes à l'entrée ... Rien à vendre, rien à acheter !
Le tout pourtant jalousement gardé, tel un trésor patiemment amassé ; toutefois qui ne saurait être chiffré, quantifié.
Un bien commun seulement : le labeur d'un été - en attente d'être partagé." (p.103)
Marc Wetzel
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