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Tortilla Flat, John Steinbeck (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 26.09.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman, USA

Tortilla Flat, John Steinbeck (1935), Folio, trad. américain, Brigitte V. Barbey, 254 pages

Ecrivain(s): John Steinbeck Edition: Folio (Gallimard)

Tortilla Flat, John Steinbeck (par Léon-Marc Levy)

 

Tortilla Flat est – étonnamment au vu de sa brièveté – le livre qui a fait la renommée de John Steinbeck. Quand il fut publié en 1935, Steinbeck avait publié quatre autres livres, tous plus ou moins mal reçus. Il était dans la trentaine, proche de la pauvreté, vivant dans une maison que son père lui avait donnée et dépendant en grande partie de la paye de sa femme, Carol Henning.

Dès les premières semaines, le livre provoque des critiques très élogieuses, soulignant le ton nouveau et la liberté de Steinbeck, le mélange parfait entre la comédie et le tragique.

Singulièrement, Steinbeck regretta d’avoir écrit l’histoire de Danny et de ses colocataires. « Quand ce livre a été écrit, il ne m’est pas venu à l’esprit que les paisanos étaient originaux ou pittoresques, pauvres ou opprimés ». « Ce sont des gens que je connais, des gens réels, qui existent », a-t-il écrit dans une préface de l’édition de 1937. « Si j’avais su que ces histoires et ces gens seraient considérés comme pittoresques, je pense que je n’aurais jamais dû les écrire ».

Ce qui agaçait Steinbeck était qu’il ne supportait pas que ses personnages soient assimilés à un pathos quelconque, qu’il fût amusant ou misérabiliste.

Steinbeck poursuit : « J’ai écrit ces histoires parce qu’elles étaient vraies et parce que j’aimais ces gens. Mais les bouffons littéraires ont compris mes personnages avec la même vulgarité que des duchesses mettent à s’amuser ou se désoler pour les péquenots. Mais je ne me risquerai plus jamais à exposer ces braves gens au rire et à la pitié. Si je leur ai fait du tort en racontant quelques-unes de leurs histoires, j’en suis désolé. Cela ne se reproduira plus »

Il faut cependant reconnaître, en lisant Tortilla Flat que, au même titre que d’autres « bouffons littéraires », on rencontre dans le roman des personnages assez pitoyables, un peu minables, des « clochards ».

Il y a une vraie grandeur dans le refus des paisanos du fléau du travail, dans leur dévouement héroïque à partager toujours plus de vin ensemble, et dans leur capacité à vivre sous le même toit dans une harmonie simple. Tout juste peut-on s’inquiéter de leur hygiène, de leur foie et de la façon dont ils vont subvenir à leurs besoins à la retraite. On rit beaucoup à l’épisode où une femme pousse fièrement un aspirateur qui n’est pas branché. On comprend la charge de Steinbeck contre l’absurdité de surestimer les biens matériels.

Très vite cependant, on perçoit le chant sombre qui murmure derrière les bruyants amis et leurs agapes. Même la bonbonne de vin mesure la chute vers l’obscurité.

Deux gallons, c’est beaucoup de vin, même pour deux paisanos. Moralement, voici comment on peut graduer les bonbonnes. Juste au-dessous de l’épaule de la première bouteille, conversation sérieuse et concentrée. Cinq centimètres plus bas, souvenirs doux et mélancoliques. Huit centimètres en dessous, amours anciennes et flatteuses. Deux centimètres de plus, amours anciennes et amères. Fond de la première bouteille, tristesse générale et sans raison. Epaule de la seconde bouteille, sombre abattement, impiété. Deux doigts plus bas, un chant de mort ou de désir. Encore un pouce, toutes les chansons qu’on connaît. La graduation s’arrête là, car les traces s’effacent alors et il n’y a plus de certitude : désormais n’importe quoi peut arriver.

Relire ce chef-d’œuvre 50 ans après une première lecture est une totale découverte.  La Grande Dépression plane sur l’œuvre comme moteur originel mais aussi comme pas de décalage devant la tragédie qui engloutit les gens, et en particulier les plus pauvres. Dans Les Raisins de la Colère, Steinbeck peint la dévastation des vies dans les campagnes. Ici, c’est aussi la dévastation mais en limites de la Ville. Et le ton en est changé : la misère en ville peut se vivre en bande et se dire entrecoupée d’éclats de rire.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, Tortilla Flat est une tragédie. La trajectoire de Danny et de ses amis est un chemin vers les ténèbres. Les fêtes, les soûleries, le fracas des amitiés exaltées ne servent que de piètre écran à la misère des corps et des âmes. La fin terrible nous dit clairement que Danny est – au-delà de l’apparent bon vivant, un homme hanté par la dépression – qu’on l’écrive ou pas avec une majuscule. L’errance s’est emparée de son âme et elle mène ses pas vers son Destin.

Où est Danny ? Aussi seul, aussi abandonné que la fumée qui monte dans une nuit d’hiver calme et froide, il erre dans les rues de Monterey. À la poste, à la gare, dans Alvarado Street, sur les quais, où l’eau noire sanglote contre les pilotis. Qu’est-ce qu’il y a, Danny ? D’où te vient cette humeur ? Danny ne le sait pas. Dans son cœur est un chagrin qui pleure comme l’adieu d’une femme chérie ; une vague mélancolie semblable à la désespérance de l’automne. (…) Il retourne sur la jetée. Il se penche sur la balustrade et contemple l’eau si profonde. Comprends-tu, Danny, comment le vin de ton existence s’épand dans les boîtes à confiture des dieux ? Vois-tu, dans l’eau huileuse qui baigne les pilotis, s’écouler la procession de tes jours ? Il reste immobile, les yeux perdus…

 

Léon-Marc Levy


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A propos de l'écrivain

John Steinbeck

 

John Ernest Steinbeck, né le 27 février 1902 à Salinas et mort le 20 décembre 1968 à New York, est un écrivain américain du milieu du xxe siècle, dont les romans décrivent fréquemment sa Californie natale.

Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1962.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /