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Tihya, La légende des papillons aux ailes déployées, Nadia Chafik (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 05.03.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Maghreb, Roman, Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Tihya, La légende des papillons aux ailes déployées, Nadia Chafik, février 2021, 396 pages, 18 €

Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Tihya, La légende des papillons aux ailes déployées, Nadia Chafik (par Yasmina Mahdi)

Cavalière et guerrière

Dans La légende des papillons aux ailes déployées, roman au très beau titre, Nadia Chafik, née à Casablanca, titulaire d’un Master et d’un PhD de l’université de Montréal, enseignante à l’Université Mohammed V à Rabat, peint un tableau à la « Dhurmer ou Dutey » de la célèbre cavalière et guerrière Tihya/Dihya/Al-Kāhina (en arabe) – la Kahéna, reine juive, ou tout simplement une reine Berbère d’une grande beauté, d’une très grande intelligence et animée d’un immense courage. Une statue a été érigée à Benghaï pour perpétuer l’existence de cette femme exceptionnelle. Un puits porte son nom dans la région de Tébessa, Bir El Kahina, et à une vingtaine de kilomètres de la ville de Kenchela, des ruines sont désignées pour avoir été le palais de la Kahina. Elle régna sur plusieurs tribus berbères de l’Aurès, dont la sienne propre, celle des Djarawa, de 685 environ à 704 ou 705, et combattit les Omeyyades lors de la conquête musulmane. Elle fut tuée au combat. Les Berbères (Imazighen) forment un ensemble d’ethnies autochtones d’Afrique du Nord, ayant occupé un vaste territoire allant de l’Ouest de la vallée du Nil jusqu’à l’Atlantique et l’ensemble du Sahara.

Et c’est dans la paisibilité et l’immutabilité des montagnes du Moyen-Atlas marocain que la plus ancienne des femmes, Nanna Tuda, dont « la parole de (…) grand-mère est or », va narrer « le parcours des ancêtres de tes ancêtres ». Le texte, par le procédé narratif de l’analepse, dévide le rouet de la destinée de la prophétesse et devineresse Tihya, et la ballade des Aït Ufella. Nadia Chafik pénètre le cœur secret du Maroc, authentique et mythique en même temps.

Telle Shéhérazade, Nanna Tuda reprend le fil de son histoire à la nuit tombée, le raccorde au morceau de la veille, file la métaphore. La conteuse endosse le personnage de la reine majestueuse, farouche, à la tête du royaume berbère, au milieu de rocs, faisant des dévotions aux « Idebnans, les imposantes pierres pyramidales ». L’expression « il était une fois », la reprise d’un mode répétitif, récurrent, est une formule itérative qui permet la passe de la légende, et laisse planer l’ombre immense des Mille et une nuits. La chronologie de l’histoire maghrébine, où « païens, juifs, chrétiens, finirent par se côtoyer dans l’amour et l’amitié », se teinte de fantaisie. Nanna Tuda n’oublie pas les dégâts de la colonisation française, la rébellion marocaine contre le protectorat, et par son dialogue, « ouvre alors sur une dimension nouvelle, celle de l’intelligibilité » (Luc Brisson). Le portrait de Tihya amazone, martiale, son habileté pour la chasse, le maniement des armes, son indépendance, contraste avec le poids ancestral des traditions que contestent les filles plus jeunes, désireuses de s’instruire.

À la façon d’un théâtre de chambre, la mise en scène se poursuit chaque soir d’hiver, entrecoupée de boutades, de confabulations des petits-enfants, impatients de retrouver « la formule magique » du conte. L’on pourrait rapprocher, au sujet de la mythographie, La légende des papillons aux ailes déployées du Nibelung, un poème épique, une compilation de poésie ; outre l’apport des éléments merveilleux, la légende germanique est conçue comme la légende de Tihya en une épopée nationale décrivant la construction d’un pays. Le scénario de l’audacieuse belliciste ressemble un peu à celui de Pocahontas, amérindienne de la confédération de tribus Powhatans, du point de vue du mythe fondateur, du récit étiologique. Bien que les dates et les lieux diffèrent, Nadia Chafik exemplifie le rôle d’une femme d’exception, dont la trace reste assez marginale dans la grande histoire des peuples non européens (tout comme celle de Pocahontas). La tradition orale rapportée par l’auteure s’étoffe, parfois sujette à des inventions, s’enrichit de romances amoureuses. Tihya, la tiyilit (reine), la cheffe guerrière, dans sa prime jeunesse, est montrée comme une nymphe des montagnes, une « fille des Awras, au cœur plus grand que les plaines, les océans, les oasis réunis », se baignant au sein d’un paradis terrestre et préservé.

Dans la deuxième partie, des pertes terribles déciment les tribus berbères, l’oasis « aux reflets de l’azur » s’est transformée en enfer, en boue sanglante. Nanna Tuda livre à sa fratrie le déroulement des batailles des Imazighen, la tragédie de leur défaite. La fabuliste retrace l’héritage romain, les croyances animistes, chrétiennes et juives, l’invasion arabo-musulmane et la domination de populations venant « de Damas, de Byzance et d’Ispahan », imposant une législation stricte. À la manière des troubadours, l’aïeule déclame, module ses dires en une véritable joute oratoire, cédant la parole à celles et ceux qui le désirent. L’écho de ces réminiscences antiques a une drôle de résonnance et l’on voit se profiler, d’une part, les affres de la colonisation, et d’autre part, l’exil, l’immigration, le dépeuplement des zones rurales, la somme d’événements tragiques qui minent jusqu’à nos jours le monde arabe. En ethnologue et en anthropologue, la romancière et universitaire marocaine livre des détails précis sur les us et coutumes, les habitus des premiers autochtones de l’Afrique du Nord. Il est aussi question de pouvoir, et la relation entre Tihya et son époux Amaynu a des accents shakespeariens.

Nadia Chafik, en sous-texte, ouvre une fenêtre sur la condition des Marocaines, souvent mariées par arrangement, soumises à des codes rigides, et à de nombreuses grossesses. Il est donc essentiellement question des femmes, et particulièrement d’une rebelle affranchie de la doxa patriarcale, se hissant à la tête du commandement d’une citadelle, quand par contraste, les femmes du peuple sont assignées aux travaux de la domesticité, au sein d’un clan où la séparation des sexes est encore observée – si le mot sexe se réfère au caractère physiologique et biologique, et si le genre détermine les attributs et les activités considérés comme appropriés pour les femmes. Néanmoins, citons Moha Ennaji au sujet de la résistance des femmes marocaines au protectorat, qui les a faites sortir dans la rue scander chants et poèmes, et rejoindre les manifestations et la lutte clandestine : « Si par nature le colonialisme menace les identités nationales, les femmes sont souvent les plus vulnérables en tant que protectrices et passeuses de l’identité culturelle » ; ce que souligne autrement Mohamed Chafik, à propos de la citoyenne marocaine : « Comme des dizaines de grand-mères, avait-elle passé clandestinement des armes sous son haïk pour contribuer à la libération du pays et à celui du pays voisin et ami, l’Algérie ? ». Par ailleurs, la pensée ethnocentrée européenne n’invoque que rarement les bardes berbères ou arabes, mais plutôt occitans, « ces combattants [qui] manient le sabre mais savent aussi envoûter les foules, toucher leur cœur avec leurs poésies (…) leur atout de l’art oratoire ».

La troisième partie relate la fin de l’épopée des Aït Ufella et de Tihya. Et c’est « une femme hors normes », à la tête « des hommes, des femmes libres », qui renaît d’entre les morts. Nadia Chafik, en colporteuse (le terme est de Geneviève Fraisse), rapporte via la bouche de l’émouvante conteuse, les prouesses et les désillusions de Tihya, « tadmut, la très belle ». L’auteure entreprend un voyage psychopompe d’où elle ramène la défunte du trépas, de son enfance jusqu’à son assassinat par « Hassan Ibn Nôman el-Ghassani ». La survie et la victoire de la reine des Berbères, farouche guerrière, auraient changé la face du monde méditerranéen. Nonobstant, Nadia Chafik s’interroge sur ce problème complexe : « il est impossible que douze mille hommes de troupe amazighs, ne parlant que l’amazigh, aient pu comprendre l’exhortation de Tarik s’il l’avait prononcé en arabe. Il n’aurait pas soulevé leur sentiment d’exaltation au combat, si tel avait été le cas ». Elle referme sa légende face au « Bouiblane (…) sous le soleil, enguirlandé de ses petits minarets, de ses écoles et de ses souks ».

 

Yasmina Mahdi


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A propos du rédacteur

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.