Terminus, et autres poèmes intimes, Edith Wharton (par Marc Wetzel)
Terminus, et autres poèmes intimes, Edith Wharton, Arfuyen, octobre 2024, trad. anglais, Jean Pavans, édition bilingue, 120 pages, 15 €
Une grande intelligence, polyglotte, d’une étonnante précocité (certains poèmes, présents dans le recueil, sont d’une auteure de… 13-16 ans, et sont déjà d’une âme adulte), peu heureuse en amour (un très riche, aristocrate et vieux mari, partageant sa cosmopolite bougeotte, mais dépressif ; un amant – adultérin, pour quelques mois, étalon adroit et splendide, mais libertin et bisexuel –, qui ne s’attardera guère sur leur commune jubilation), romancière célèbre mais admirée aussi de ses pairs (Henry James, Paul Bourget, Gide, Cocteau…), femme du monde nord-américaine capable, pendant la Première Guerre, établie en France, d’incessantes et très conséquentes initiatives humanitaires, financières, journalistiques pour soutenir (et relayer dans le reste du monde) l’effort des nations démocratiques, Edith Wharton (1862-1937, mourant la même année qu’Elie Faure et esprit aussi vif, curieux, fin et noble que le sien) était, dans l’intimité, et plus discrètement, poète. Une poésie dont cette parfaite francophone, et loyale francophile, aurait estimé et salué la première traduction que, grâce à Jean Pavans, voici.
Le poème éponyme (« Terminus ») est extraordinaire, et, avec un autre poème de même force (The mortal lease : Le bail mortel), donne à l’ensemble intérêt et impact exceptionnels. Sans cesser de lutter contre ce qui lui arrive de fâcheux ou d’absurde, la poète – même ruinée, incomprise et trompée, par ce que la vie fait de son cœur (« engagée, avec les désagréments d’un espoir massacré,/ dans un mariage pitoyable… », p.51 – tient admirablement, à 30 ans, la maison de son âme :
« Morte à toutes les hontes, oubliée de toutes les gloires,
Ne vais-je pas errer là, ombre d’une ombre,
Spectre de sa propre destruction (A spectre self-destroyed),
Tellement vidée de tout souvenir
Et si bien restituée au néant primitif,
Que si jamais nous nous croisions sur ces bords fantomatiques,
Tu passerais sans que je reconnaisse le bruit de tes pas ? » (p.51).
Sa douloureuse sagesse est surtout une libre et ardente reconversion des affects, dans une inventive harangue de soi à soi. Que l’inconsolabilité qui t’opprimait te tienne soudain chaud ! (p.13), ou : Que ton chagrin se fasse opportunément interprète de celui des autres !, ou : Porte un peu plus haut ton brouillard, pour qu’il se lève à proportion ! (p.43), ou : Mène ta patience aux lieux laissés vacants par l’illusion ! (p.25). Mais deux passages émus et justes suffiront ici :
« Merveilleuse fut la longue nuit secrète que tu me donnas, mon Amant,
Main contre main, cœur contre cœur dans le noir. La faible lampe rouge,
Projetant ses ombres magiques dans la banale chambre d’hôtel,
Avec son triste mobilier impersonnel, allumait une flamme mystique
Au centre du miroir pivotant, cette glace qui avait vu
Des visages innombrables et brouillés par l’infinie mécanique du voyage,
Emportés sur les rails du monde tels des grains de poussière balayés dans les rues,
Des visages indifférents ou fatigués, crispés d’impatience ou de chagrin,
Des sourires (s’il y en eut) comme le tien et le mien, se croisant ici,
Dans ce même miroir, tandis que tu m’aidais à défaire ma robe,
Et que nos lèvres unissaient leurs images, tels deux oiseaux marins au fond d’une vague… » (Terminus, p.63)
ou ce sonnet, sur l’ambivalence ultime de l’agnostique carpe diem :
« “La triste immortalité est morte” dis-tu,
“Et toute sa morne couvée est bannie de l’âme ;
La vie, comme la terre, est à présent un ensemble rond,
Orbe du domaine humain. Vis donc aujourd’hui”.
Et tous les sens en moi ont bondi pour obéir,
Au spectacle de la déroute des fantômes,
Mais de leur foule en fuite a émergé un chuchotement
Pour aller corrompre la splendeur du matin.
“La triste immortalité est morte ; et nous formons
Le cortège funèbre qui la mène au tombeau.
Mais elle a engendré des êtres à double face
Dans les cœurs des hommes, et certains verront toujours
Le crâne au-dessous de la couronne, mais chercheront toujours
Dans chaque baiser le baiser enfoui qui devrait venir” » (Le bail mortel, IV, p.83)
Car il y a une incomparable noblesse dans son dépit amoureux. Edith Wharton a aimé être célèbre et riche, mais aurait préféré être aimée à célébrée, et comblée à riche. Mais face au mari ennuyeux (mais volage), à l’amant (puissant, mais pressé), aux amis (qui l’admirent et la fêtent, mais ne la désirent pas), elle est d’une rare et inlassable grandeur d’âme – elle y témoigne d’une compréhension à la fois résignée et amusée, qui se lit en admirables formules. Que donne-t-elle ainsi à son amoureux sur le départ ? Cette merveilleuse consigne : qu’il se souvienne moins d’elle que de ce qu’il a su changer en elle ! (p.59). Ou se fait à elle-même cette sublime confidence : séparés à jamais, nous ressusciterons toujours assez dans les amoureux qui nous succèderont ! (p.61). Le ton est désarmant à la fois de familiarité et de lucidité : « Mais ce que j’aurais pu être pour toi/ Je ne saurais l’être pour aucun homme » (p.27) – bref : je ne méritais probablement pas que tu discernes le miracle que j’aurais été pour toi ! Humour et mélancolie liés dans un sobre constat : que nous ayons certainement pu constituer son prodige, s’il avait mieux observé, nul n’a le devoir de le deviner – ni même de s’en soucier !
Demeure-t-elle trop exclusivement novéliste dans sa poésie ? Peut-être. Elle y garde, en effet, des images de romancière : pas de métaphore chez elle sans une mini-intrigue. Elle scénarise spontanément ses analogies : qu’imagine-telle, par exemple, que font « les ombres des nuages » traversant des « ruines géantes » ? ils « filent comme des petits lézards » (p.103). Ailleurs, elle ne dit pas : « je t’aime », elle dit (p.55) : je ne sais distinguer qu’à deux ce qui m’apaise. Elle ne dit pas (à 64 ans) : je regrette ou déplore, elle dit : « Si seulement j’avais été ce qui te met en joie/ Je ne serais pas maintenant un vieux tas d’os grimaçants » (p.97). Pour parler de nuages menaçants, elle voit spontanément leur masse pour l’instant contenue comme « une foule en colère cernée de pointes d’épées,/ qui, refoulée, se tient pourtant prête (à déferler) », p.49. Son vieux petit chien dort près de son fauteuil ? L’affect y est une situation et la situation un affect : « Un cœur bat/ À mes pieds » (p.101). Ou a-t-elle une séparation amoureuse à aménager ? Voici l’organisation toute spatiale et tactique proposée pour la retraite ! :
« We may not wait… yet look below !
How part ? On this keen ridge
But one may pass. They call you – go !
My life shall be your bridge ».
« Nous ne saurions attendre… regarde en bas !
Comment nous séparer ? Un seul à la fois peut franchir
Ce gouffre vertigineux. On t’appelle… vas-y !
Ma vie sera ta passerelle » (p.93).
Ou cette si sobre et clinique supplique aux proches, à quelques mois de sa mort (à 75 ans) : le jour venu, « rangez les jouets cassés » !
« When unregarding Death shall come.
Pick me up and take me home –
The long long way –
Compose my eye-lids, hush the noise,
And put away the broken toys
At close of day »
« Quand viendra la Mort irrespectueuse,
Ramassez-moi pour me ramener chez moi,
Tout au long du très long chemin ;
Fermez-moi les yeux, faites taire tous les bruits,
Et rangez les jouets cassés
À la fin du jour » (p.109)
Cette traduction française, nette et heureuse, a aussi une saveur particulière, car ce que Wharton pensait de l’esprit français (et en a écrit) montre que cette langue lui semblait digne de la comprendre, et non pas seulement elle, l’écrivain Wharton, mais le cœur d’Edith. Dans son livre – que Jean Pavans a aussi traduit – Les mœurs françaises et comment les comprendre, cernant bien nos terribles défauts (les Français, écrit-elle à bon droit, ne sont ni généreux, ni confiants, ni spontanés), elle formule nos qualités, qui sont celles-mêmes qui sauraient reconnaître et assimiler une poésie comme la sienne (elle qui montre une sorte de constant panache dans la nostalgie, et met un point d’honneur à faire primer l’élégance du cœur sur son confort) : l’intrépidité intellectuelle, l’attente du goût et le goût des idées, et la fidèle « continuité » de notre culture (comme elle le dit follement, ou trop flatteusement, c’est par l’art pictural de leurs Cavernes que « les Français ont su très tôt que les poètes avaient raison » !, p.81). Sa flatterie va même jusqu’à justifier nos défauts (les Français, écrit-elle sans rire, sont méfiants parce qu’ils ont légitimement peur de l’intelligence de leurs congénères, et avares parce que leur terreur de devenir pauvres, socialement déclassés ou chassés de leur magnifique territoire, peut seule compenser leur indifférence à tout enrichissement !). Quoi qu’il en soit, sa poésie sagace et instruite (qui, à la française, aurait honte de ne pas se montrer aussi intelligente qu’elle peut l’être, ou raillerait tout raccourci éducatif sur le modèle d’un projet anglo-saxon de « fortune rapide » !) est pourtant (et voilà bien, à l’inverse, sa nord-américaine noblesse), elle, authentique, magnanime et aventureuse. Et ici servie par le fondamental et durable travail de Jean Pavans.
Marc Wetzel
Edith Wharton (1862-1937), célèbre romancière, nouvelliste, poétesse et essayiste américaine. Son roman probablement le plus connu (Ethan Frome) paraît en même temps (octobre 2024) chez Arfuyen sous le titre Sous la neige donné à la traduction française qu’elle avait elle-même assurée, en même temps que deux autres textes écrits directement en français (Les Metteurs en scène et Le Bilan) – en un volume également préfacé et réuni par Jean Pavans.
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