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Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 22.09.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Pays de l'Est, Roman

Tango de Satan, László Krasznahorkai, trad. hongrois, Joëlle Dufeuilly, 385 p. 9,20 €

Edition: Folio (Gallimard)

Tango de Satan, László Krasznahorkai (par Patryck Froissart)

Roman diaboliquement attrape-lecteur, ce Tango de Satan !

László Krasznahorkai a tissé là une angoissante toile d’araignée dans laquelle, simultanément, se débattent la plupart des personnages, et se retrouve piégé le lecteur qui s’aventure en les lieux lugubres où se développe dans un temps court une intrigue sinistre dans l’atmosphère morbide qui émane des faits, gestes, paroles, rêves, réflexions, sensations des misérables protagonistes.

Que diable faisaient-ils donc dans cette galère ?

Le décor principal est planté au centre et aux alentours immédiats d’un simulacre de village, perdu on ne sait où, à proximité des ruines déprimantes d’une fabrique désaffectée et de ses installations annexes dont ne subsistent que des ferrailles rouillées et douloureusement tordues, restes hideux d’une ancienne coopérative où travaillaient autrefois la demi-douzaine d’habitants qui, faute de savoir, de pouvoir ou de vouloir où aller, les uns chevillés là par foncière veulerie, les autres ayant gardé l’espoir d’un redémarrage de la coopérative, ne sont pas partis refaire leur vie ailleurs à l’exemple de la majorité des autres employés de la société en faillite, et passent leurs journées à guetter par leur fenêtre les agissements furtifs de leurs voisins.

Cette vérité qu’il soupçonnait depuis longtemps venait de se confirmer : non seulement il ne pouvait mais il ne voulait plus quitter cet endroit, car ici parvenait-il du moins à se tapir dans l’ombre d’un paysage familier alors que là-bas, au-delà de la coopérative, nul ne savait ce qui l’attendait.

La sombre présence, non loin de là, d’un château lui aussi en décrépitude, où aura lieu un tragique événement, la pluie incessante, l’obscurité nocturne et la brume ambiante dans lesquelles s’effectuent la plupart des mouvements extérieurs, le froid, le vent, les ornières, les flaques d’eau sale et la boue dans laquelle pataugent et tombent récurremment l’un et l’autre, l’absence totale d’horizon, l’omniprésence invasive des araignées, sont autant d’éléments narratifs qui confèrent aux scènes successives ce caractère d’étrangeté propre à dérouter le lecteur.

L’intrigue se déroule sur un fil narratif simple, la puissance du texte tenant au fait que les ressorts qui motivent les personnages et qui activent les séquences scéniques sont paradoxalement d’une confusion désorientante soigneusement entretenue, voire d’un hermétisme talentueusement, et malignement (pour rester dans l’emprise maléfique qu’évoque le titre du roman) ensorcelant : les laissés pour compte de ce village, sinon totalement fantôme, du moins passablement fantomatique, apprennent que deux de leurs anciens compagnons de travail et de misère, Irimias et Petrona, dont la mort leur avait été autrefois annoncée, sont vivants et en route vers le hameau. Pris d’une étrange panique dont l’auteur se garde bien de préciser la cause, les uns et les autres s’agitent, se querellent, règlent en se disputant d’occultes questions de partage d’un mystérieux magot, se préparent à quitter précipitamment les lieux, emballent promptement ce qu’ils ont de plus précieux… puis restent en attente, comme tétanisés, et gagnent les uns après les autres l’auberge, qui devient une espèce de nef des fous où vont se dérouler des scènes délirantes, y compris une séquence hallucinante de tangos endiablés représentant et cristallisant la ronde aveugle dans laquelle sont embarqués ces pauvres diables.

En ville, pendant ce temps, évoluent les deux revenants, l’auteur faisant d’eux des personnages quelque peu louches mais point patibulaires, plutôt eux aussi désemparés, velléitaires, sans perspective, à qui un représentant d’une occulte autorité impose sous peine d’incarcération une mission qui les amène à prendre le chemin du village, et qui aura des conséquences aussi décisives que définitivement imprécisées sur la suite de l’existence des demeurés de l’ancienne coopérative.

Resté à l’écart de ce qui semble ne pas le concerner, le docteur, figure marquante d’un personnage maniaque, statique au centre de la spirale des péripéties, alcoolique, presque en permanence statufié, entouré d’ordures dans sa demeure à l’abandon qu’envahissent peu à peu les herbes folles, un quasi Diogène dont la philosophie misanthropique est autant impressionnante que pathétique, partage avec le lecteur sa vision égocentrique du monde, ses lectures scientifiques, ses notes sur l’évolution de sa propre santé physique et mentale, sur les moindres détails de la disposition des objets de stricte nécessité dont il s’est entouré, et sa chronique quotidienne, souvent ponctuée d’interrogations et d’hypothèses, sur ce qu’il aperçoit, par sa fenêtre, du branle soudain qui anime de façon, de son point de vue, désordonnée ses anciens patients.

En ce microcosme sordide, en une sorte de ballet infernal, se croisent, s’interpellent, s’insultent, se jalousent, forniquent, se saoulent, errent, rêvent, meurent des pantins erratiques que l’auteur, démiurge démoniaque, s’amuse à brinqueballer de droite et de gauche, en une représentation théâtrale tragi-comique (en vérité est ici quasiment appliquée la règle des trois unités : temps, lieu, action) où les dialogues tiennent un rôle prépondérant, des pantins soumis à un pouvoir socio-économique crypté dans la tessure du roman, dont ils sont incapables de discerner ni l’organisation, ni le fonctionnement, ni les responsables, ni les bénéficiaires, représentation symbolique, à peine caricaturale, d’un système socio-politique dont le lecteur reconnaîtra la potentielle réalité.

Magistrale diablerie dans laquelle s’embobine le lecteur, pris et empêtré dans les fils du récit comme l’est obsessionnellement l’aubergiste dans les soies que tissent inlassablement des milliers d’invisibles araignées par le travers de la salle de l’auberge !

On en émerge pourtant avec l’envie de s’y replonger…

 

Patryck Froissart

 

László Krasznahorkai, né le 5 janvier 1954 à Gyula (Hongrie), est un écrivain et scénariste hongrois, auteur de plusieurs dystopies. Il a signé les adaptations de ses romans, notamment Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance, pour des films réalisés par Béla Tarr.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)