Tallien, une brève histoire d’amour, Frederic Tuten (par Léon-Marc Levy)
Tallien, une brève histoire d’amour (Tallien, A Brief Romance, 1988), trad. américain Pierre Girard, 162 pages
Ecrivain(s): Frederic Tuten Edition: Stock
Faire sourire avec une des tragédies de l’Histoire, Frederic Tuten l’avait déjà fait une quinzaine d’années avant ce roman, dans Les aventures de Mao pendant la Longue Marche. Cette fois, c’est la Révolution française qui sert de cadre principal à ce roman, certes souriant mais aussi, paradoxalement, terrible. Le déplacement de la réalité historique vers la fiction permet de rendre légers et drôles certains événements mais, comme un bruit de fond, la tragédie de l’Histoire résonne avec son lot d’effroi – de Terreur au sens du terme en 1792.
Le narrateur de cette fiction (Frederic Tuten prend bien soin de nous dire qu’il a pris ses aises avec la rigueur historique), homme du XXème siècle récent, a été nourri au biberon de la révolution par un père révolutionnaire convaincu, né dans le Sud profond, et dont l’hymne est L’Internationale. Et, il faut le dire, haut en couleurs ! Peut-être Tuten a-t-il pensé au personnage de grand-père Gant dans Look Homeward Angel de Thomas Wolfe ? Héros quasi mythique de son jeune fils, le papa est un personnage tonitruant, bouillant, et surtout… socialiste ! Mais attention, pas marxiste dit-il sur son lit de mort.
Jamais marxiste ! Quelle chance pour moi ! comment aurais-je pu, misérable, tracer mon chemin sur cette terre en le sachant coupable de matérialisme dialectique, en me disant qu’il avait pu, conspirateur au fond des nuits complices, se colleter avec la théorie de la plus-value ? Je savais désormais qu’il n’en avait rien été, et c’était là le legs d’un mourant. Voilà un père qui s’y entendait à faire à son rejeton un cadeau durable, quelque chose dont il pouvait se vanter à tous les coins de rue, parce que moi, mon père, les gars, il ne s’est jamais laissé avoir avec des théories étrangères à la noix, contrairement à d’autres petits malins d’intellectuels comme Gramsci ou Walter Benjamin, si vous voyez ce que je veux dire. C’était un Américain pur sucre, le John Wayne du socialisme.
Tuten, une fois encore, règle des comptes avec l’histoire des révolutions, élans toujours généreux et humanistes mais toujours désastres dans l’accomplissement, longue série d’exactions sanglantes et d’injustices criantes, comme le furent les 3 plus grandes révolutions de l’histoire : la française, la russe et la chinoise.
Si vous êtes marin sur le Potemkine et que vous vous révoltez, vous êtes un héros de la révolution, mais si vous êtes en garnison dans Kronstadt le révolutionnaire et que vous protestez parce que la soupe est trop claire, on vous traite de mutin réactionnaire et d’anarchiste enragé, et on vous tranche le cou comme à n’importe quel rat de cale qui ose pointer son nez puant et graisseux sur le pont bien astiqué du navire de l’histoire.
Mais c’est sur les pas de Jean Lambert Tallien que nous conduit ce roman, dans les années 1792-93, quand gronde la rumeur d’un peuple assoiffé de revanche et que tombe, comme le métronome de la mort, la lame de la guillotine. Tallien dont l’Histoire nous dit – et Frederic Tuten avec exactitude – qu’il fut un Jacobin intraitable, complice des grands massacres de septembre 92 dans les prisons, et qui, pris à son tour dans la nasse de la folie terroriste, saura retourner la situation et mener Robespierre et Saint-Just à l’échafaud.
C’est un Tallien à la limite de la vie publique et de la vie privée qui nous est campé. Les mains encore sanglantes des horreurs de septembre, Tallien tombe amoureux de Thérésa – étrangement rebaptisée Thérèse dans la version française – femme qu’il fait libérer des geôles de Bordeaux. Les élans de l’amour et ceux de la Révolution vont alors se disputer le temps du tribun du Comité de Salut Public, tandis qu’il découvre, pour la première fois, l’idée même de vie privée, de bonheur du cœur et de plaisirs sexuels. Comme une oscillation entre la douceur intime et l’horreur des grands vents de l’histoire. Un autre monde qui agit sur Tallien comme une révélation, un puissant aimant, un rêve.
Suspect d’avoir abandonné son activité militante à cause de Thérèse, Jean Lambert s’étonnait que la lame ne lui ait pas encore tranché le col. On le ménageait, mais cela, il pouvait en être certain, ne durerait pas toujours.
Thérèse lui versa une tasse de café. De toute sa vie, jamais une femme ne lui avait préparé et servi du café. Et Thérèse n’était pas n’importe quelle femme. Il y avait sa nuque si douce, son parfum, l’orange sur le rebord de la fenêtre attendant d’être épluchée et au-delà l’immense ciel bleu comme une bulle autour du monde. […] Elle souriait et son sourire balayait toutes ses craintes. Elle souriait encore, et il luttait pour rester maître de lui, pour ne pas s’envoler, ivre de bonheur, par cette fenêtre ouverte sur le ciel.
Frederic Tuten nous offre un réjouissant voyage dans les jours de la Révolution, dans un style et un ton légers et drôles, mais qui ne peut empêcher l’ombre grimaçante de la réalité de l’Histoire. Un roman devenu rare et que les éditeurs auraient bon goût de remettre dans le circuit des librairies.
Léon-Marc Levy
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