Tais-toi, je t’en prie, Raymond Carver
Tais-toi, je t’en prie, trad. anglais (USA) François Lasquin, 336 pages, 7,30 €
Ecrivain(s): Raymond Carver Edition: Points
Pourquoi lit-on les nouvelles de Raymond Carver (1938-1988) ? Pourquoi lit-on, ses poèmes ? Peut-être pour une raison très simple : comme le chante Gérard Manset nous avons des vies monotones, et celles que raconte Carver leur ressemblent par cette vertu de l’éclat soudain, de l’impression, occasionnelle mais prégnante, d’une faille dans l’univers dans laquelle s’engouffre un mal-être qui prend à la gorge, un peu comme ce que ressent Al, le père au bord du gouffre de la nouvelle Jerry et Molly et Sam : « Il lui semblait que l’univers entier s’écroulait autour de lui. Pendant qu’il se rasait, il s’immobilisa, le rasoir suspendu dans l’air, et fixa son image dans la glace. Son visage était pâteux, informe. Il suait l’immoralité. Il reposa son rasoir. Cette fois, je me suis planté pour de bon. J’ai commis la plus grave erreur de ma vie. Il saisit le rasoir, le plaça contre sa gorge et acheva de se raser ».
Dans l’extrait cité ci-dessus se trouve pour partie l’art de Carver – il sera question plus loin des dialogues. D’abord, au point de vue formel, des phrases brèves, qui vont à l’essentiel : inutile de disserter durant des heures sur ce que l’on ressent, sur ce que ressent un personnage, si cela peut être dit en quelques lignes seulement. De même, la description se fait en peu de mots et est pourtant d’une clarté rare : « Son visage était pâteux, informe ». Inutile d’en dire plus, d’autant que cette vision est celle que le personnage a de lui-même ; tout son mal-être se traduit dans cette vision. Ensuite, au point de vue du fond, la dernière phrase de l’extrait est exemplaire de ce que montre Carver de la vie : un instant de défaillance, qui ne parvient pas à être tragédie parce que celle-ci n’a pas de sens, parce que celle-ci serait une exagération. De cet homme qui a « commis la plus grave erreur de [s]a vie », on peut attendre un geste rédhibitoire et sans concession ; non, tout simplement, et parce que c’est ainsi que va la vie, il achève « de se raser ».
Ce que montre Carver, c’est l’usure, l’arrivée au point de rupture et une éventuelle chute – un petit drame de l’existence, qui voudrait bifurquer mais connaît sa direction ultime, à l’image du choix effectué par le couple de la nouvelle Et ça, qu’est-ce que tu en dis ? : à l’enthousiasme du changement succède son effroi et ainsi que le dit Emily à Harry en conclusion de la nouvelle, « il ne nous reste plus qu’à nous aimer » – sans que cela soit présenté comme une solution ou un remède, plutôt la seule chose à faire pour ne pas tout à fait sombrer. Parfois, la conscience de cette usure, ou de cette impasse, mène à une supplique presque insensée – mais c’est aussi l’ultime recours entrevu par Nan dans la nouvelle La Femme de l’étudiant : « Mon Dieu, je vous en supplie, aidez-nous ». A ces personnages en quête d’une relative paix de l’âme, plutôt que du bonheur, la vie semble un manège sans enchantement dont on ne peut descendre. C’est désespérant ? En un sens, oui, mais Carver n’en fait pas une mélancolique et geignarde narration, de ce constat ; il montre ces petites gens ne se débattant qu’à peine, connaissant un moment d’oubli et forgeant un espoir de rédemption par l’ailleurs (Pourquoi l’Alaska ?).
D’autant que Carver ne raconte pas toute une vie, ou rarement (le début de la nouvelle Tais-toi, je t’en prie, exemplaire de concision et de vérité), mais en montre juste une tranche, celle où cette vie pourrait basculer mais ne fait qu’osciller, funambule somnambule, sur une corde tendue au-dessus de l’abîme existentiel. Il ne fait que montrer, n’interférant pas dans le récit, décrivant sans juger – libre au lecteur de s’instituer juge s’il le veut, s’il en a le manque d’empathie nécessaire – et, surtout, laissant parler les personnages. C’est là le troisième aspect de l’art de Carver : les dialogues. Ceux-ci, servis en français par la traduction de François Lasquin, sont fluides, possèdent la musicalité de l’oralité sans en rajouter, donnent vraiment l’impression d’assister à la conversation en cours, avec de petites flammèches, comme cet échange entre le père et le fils dans la nouvelle Bicyclettes, Muscles, Cigarettes :
« – Bon, eh bien bonne nuit alors, dit Hamilton.
– Papa, est-ce que grand-père était aussi costaud que toi ? Enfin, tu vois, quand il avait ton âge et que toi…
– Et que j’avais moi-même neuf ans ? C’est ce que tu veux dire ? Oui, ton grand-père était costaud, lui aussi.
– Des fois, j’ai du mal à me rappeler de lui, dit l’enfant. C’est pas que je veuille l’oublier ni rien, mais… Tu me suis, papa ? »
Cette conversation entre un père et son petit garçon continue de la sorte sur une page encore, et n’émeut pas tant qu’elle ne provoque l’adhésion par sa justesse de ton, par l’exactitude avec laquelle Carver parvient à faire parler les personnages.
Toutes les qualités de Carver sont donc présentes dans le présent recueil, qui met aussi en scène un aspirant-écrivain, Myers, à qui un autre personnage dit : « Pour raconter une histoire pareille et la raconter honnêtement, c’est un Tolstoï qu’il nous faudrait […]. Oui, un Tolstoï, pas moins ». Ou un Carver, qui applique ici à un maître qu’il se reconnaissait, le Russe Tolstoï, un adverbe qui convient à merveille à ses propres récits et poèmes : ils sont écrits « honnêtement », c’est bien ça, et voilà pourquoi ils remportent l’adhésion du lecteur, qui y entend parfois un écho de l’existence telle qu’elle se présente à ses yeux.
Didier Smal
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