Swifts, Camille Loivier (par Marc Wetzel)
Swifts, Camille Loivier, éditions isabelle sauvage, 2021, 76 pages, 16 €
(Je n’ai eu vraiment connaissance de l’œuvre de Camille Loivier – née en 1965 – que tout récemment, lors d’un festival de poésie où son éditeur m’a, utilement, mené à ce livre paru en 2021 – mais qui me paraît suffisamment authentique et fort pour en oser ici un mot tardif)
« Swifts » : les martinets, en anglais. On connaît la vitesse concertante de leurs sifflements (ils sont si évidemment grégaires qu’un martinet solitaire ne peut qu’être malade ou égaré), leurs pattes naines (qui s’agrippent aux parois mieux qu’aux fils ou aux branches), leur haine de l’architecture moderne (seuls les vieux immeubles – ou carrément les ruines – offrent leurs trous de première intention, où foncer nicher), leur régime strictement insectivore (leur bec insignifiant n’est qu’un ouvre-gosier, qui gobe tout ce qui volète au vent ou pend à son fil) : le martinet vit et vole comme ce qu’il mange, étant simplement un insecte un peu plus massif et malin que ceux qu’il happe. Comme les mots des poètes ressemblent, à force d’expression, aux vives sensations qu’ils chassent, condensent et relancent.
« Je vais parler la langue des swifts
leurs longs sifflets s’entrecroisent en filets
seul sillon à l’écoute
hauts fins filants
libres dans l’air
(mots) libres
simples vies à planer
insectes des hauteurs » (p.41)
Le martinet dit ici la vie sauvage, celle qu’une quelconque civilisation enrayerait, que le moindre progrès dérèglerait. C’est que tout est spécialisé en eux ou rien : le vol de la mini-faux de leurs ailes, la nidification hâtive et étroite, la migration rapide et brève, l’ingestion tournoyante… Leur « langue », qui ne fait que superposer spatialement les cris, fuit la parole, qui devrait les articuler temporellement. Mais on n’est ici ni dans un précis d’ornithologie (la langue d’une chienne et la langue des sangliers complètent ici celle de nos swifts), ni dans une réflexion savante sur l’animalité (on règle ici, bien plutôt, des comptes interhumains, comme avec un étrange père mutique ou destructeur de mots (?), plus exotiquement curieux d’un retour de sangliers dans son jardin que d’un dialogue apaisé ou instructif avec sa descendance) :
« J’écris une pensée
lui mon père
rien
quoi dire
un long silence
contient tous les mots
langue paternelle
sans exception
à souffrir
l’esprit de mon père soulevé
détraque la langue » (p.33)
Mais c’est pourtant bien l’existence animale (une chienne, des martinets, les sangliers, donc, pour les trois respectives parties du recueil) qui est constamment évoquée ici, dans ses bornes (« La chienne ouvre le livre et ne voit rien/ Elle ne sait pas que quelque chose est écrit », p.22), comme dans ses droits (« Quand les animaux à leur tour vous rejettent/ ils n’ont aucun tort… », p.66), et surtout dans son appartenance forcément ambiguë, paradoxale, au monde humain – car ils n’ont besoin d’aucun « monde » (aucune totalité d’appartenance rectifiable et consciente) pour vivre : même les apprivoisés (comme ici, l’épagneule vive, fidèle et triste de la première partie) font de notre monde leur simple milieu ; c’est que la chienne ne vient à son milieu que « pour en vivre » (p.29), alors que nous ne vivons le monde que pour nous y faire advenir.
Cette chienne a, bien sûr, un « maître » – mais que peut bien signifier maîtrise et servitude là où il n’y a ni dialogue (seulement des interjections) ni loi (seulement des injonctions) ? Que pourrait comprendre la bête à l’étrange lutte du maître contre lui-même (p.20), et à un horizon de vie surtout fait, chez lui, de ce qu’il pense n’être plus ? Ce couple est fait de sortes d’incompatibilités mimétiques : là où le maître, neurasthénique, fuit le contact de tous les objets pour, exclusivement ce qu’en filtrent ses livres, en s’enfouissant du matin au soir en eux, la chienne enfouit son museau (son mufle imberbe) dans la main pendante du maître. La « tendresse » qu’elle y cherche n’est que pour compenser la vie sauvage qu’elle ignore incarner. Par exemple (p.27), la chienne rêve (comme en toute activité onirique) de ce qui lui est impossible, mais bien sûr jamais, au contraire de son maître, de ce qu’elle s’interdit, et, éveillée, elle l’attend comme on guette un simple changement de luminosité ou de vent – parce que lui échappe tout ce qu’un maître souffre ou jouit de faire (ou défaire) de lui-même ! Et la leçon tirée (d’une fable trop pudique pour se raconter…) est ceci : partons, le dernier jour venu, sans chercher à faire de nos actes davantage que ce qu’une chienne qui « s’en va » (p.30) ne recycle ou n’interprète de sa vie de sensations.
Ce qui est délicatement touché ici, c’est une question comme : que devient, au moment, pour une vie humaine, de disparaître, sa différence avec l’animalité ? Ne faut-il pas, pour mieux mourir, faire préventivement le deuil de notre exception d’humanité ? Ou, plus abstraitement : a-t-on, à la fin de chaque présence humaine, un animal venant ne plus exister ailleurs que dans le langage (de ses œuvres ou des mémoires d’autrui), alors que l’inspiration mortelle d’un être humain serait, réciproquement, « l’animal (qui) entre dans le langage où il joue des tours » (p.62) ? Il y a, chez Camille Loivier, une très rude conscience de l’irréversibilité de la fonction expressive : tout ce qu’on fait connaître va, tragiquement, vers ce qu’il n’y aura « plus moyen de fuir » (p.38). Ce qu’on parvient réellement à dire ne peut plus désormais se retourner, et, de même qu’une prière est une parole « que l’on partage sans savoir avec qui » (p.42), une poésie partage avec l’inconnu une langue dont elle ne sait pourtant que ce qu’elle en dit !
« Dans ce temps d’aphasie où je cherche un chemin entre les langues
les swifts s’élancent dans la vitesse des remuements
leurs cris absorbent l’air
leurs cris stridents sans voir
peut-être suis-je enfin en train d’apprendre à parler
cette autre langue, on ne la perçoit qu’à l’écoute
elle a son bruit qui va loin
ralentit
rassemble
vient le moment où ce que l’on dit
ne peut revenir en arrière
– qu’il faut parler avec cette difficulté de parler » (p.40)
La présence des sangliers à la fin du recueil (aux antipodes de toute Obélixerie !) est plus suggestive encore, à la fois empathique (Le sanglier, « on le connaît parce qu’on le chasse », p.67 – mais on le chasse parce qu’on ne le connaît pas !) et symbolique : le sanglier grogne parce que, même quand il s’exprime, il ne fait que suivre des traces, sans pouvoir diriger en lui de signes : il n’aura donc, lui, jamais buté sur ce qu’il voulait dire ! L’inexprimable humain, à l’inverse, n’est pas le simple effet d’un manque de mots, mais, dit la poète, un mauvais pli resté dans l’exprimé (p.63), et « qui n’a pu être aplani dans le noir ». Les anciens obstacles au sens demeurent en nous, comme archives sur lesquelles nous butons sans les deviner. Notre humaine bauge est, elle, inconsciente, et peut-être le gîte forcément fangeux du sanglier (comme il doit faire son lit de boue protectrice, il se couche !) peut faire réfléchir, par contraste, cette naïve compulsion de nous rendre habitable à nous-même ! Quoi qu’il en soit, le père humain (toujours ici mystérieux et morbide) incarne cette formule de civilisation vivante – dont la présence est unique, mais l’exemplarité aléatoire – qui, à la fois, est l’école juste de tout deuil humain, et ce dont il faut impérativement faire son deuil même. Comme le père de l’auteure, préférant la joie apeurée de revoir périodiquement revenir la harde en haut de son allée à la lasse sûreté de cynégétiquement réguler leur population – lui enseigne (en se retirant comme physiquement du monde du sens !) à préférer l’haleine inexpressive mais vraie du néant aux douteuses douces effluves de la Providence :
« Ce qu’était pour lui d’imaginer
surgir un sanglier
ce qu’était l’odeur des blés
peut-être faisait-il les choses qui avaient le moins de sens
peut-être retirait-il le sens à tout
le corps se raidit à l’approche
à l’appel
ai-je été là
au moment du passage » (p.61)
Souvenir personnel : comme ce père qui disparaît se retire du sens, ma sœur mourante s’était retirée – refusant tout album-photos, toute anecdote partagée, toute visite d’anciens familiers – du passé (« À quoi pourrait encore me servir ce que j’ai compris dans ma vie ?!… »). De la maîtrise de soi, elle acceptait, elle aussi, de n’être plus que la chienne.
« on s’allonge au-dehors
les oreilles aux aguets
un froissement d’herbes
d’air fait frissonner
la chienne soulève la tête
truffe frémissante au vent
elle sait » (p.17)
Marc Wetzel
Camille Loivier, née à Nevers en 1965, a dirigé l’excellente Revue Neige d’Août (1999-2016) tournée vers l’Asie. Elle enseigne et traduit la littérature de langue chinoise. Recueils de poèmes disponibles chez Tarabuste, Faï Fioc, Potentille et Isabelle Sauvage.
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