Strange vagabond, who knows not what to seek, Étrange vagabond qui ne sait pas quoi chercher, John Bradburne (par Yasmina Mahdi)
Strange vagabond, who knows not what to seek, Étrange vagabond qui ne sait pas quoi chercher, John Bradburne, éditions Paradigme, 2016, bilingue, préface Yves Avril, David Crystal, trad. Didier Rance, 96 pages, 9,80 €
Un vagabond céleste
Yves Avril et David Crystal, dans leur préface, évoquent la vie et l’œuvre de John Bradburne, né dans le Cumberland en 1921, dont l’existence est à la fois emplie de fracas, de travaux rudes et disqualifiés, de lumière et de talent – « administrateur, infirmier, conseiller, animateur spirituel, chef de chorale, croque-mort » – et d’écriture de « plus de 4000 poèmes (…) plusieurs d’entre eux (…) longs de plusieurs milliers de vers ». L’on apprend qu’à la manière d’un apôtre, John Bradburne se dévoue à assister les lépreux en Rhodésie, jusqu’à son assassinat en 1979. La traduction est assurée par David Rance qui intitule ce corpus de poèmes Étrange vagabond qui ne sait pas quoi chercher, titre qui n’est pas sans rappeler Kerouac (1922-1969) et sa quête spirituelle de « clochard céleste ».
Le premier poème en quelque sorte, oculaire, décrit le mouvement, le bruit de la rue d’un « bazar indien ». La tragédie de la deuxième guerre mondiale n’a pas épargné le poète, qui peut sans doute se ressourcer en Inde, en 1945. Sa langue est syncopée, comme suivant le rythme d’une scène en marche dans un paysage donné, avec ce que ce paysage englobe comme sonorité et couleur. Par ailleurs, John Bradburne est inspiré par le modèle de François d’Assise (Bradburne recevra l’habit franciscain en 1977). François d’Assise, fondateur d’un ordre mendiant, n’est pas un intellectuel, mais Bradburne en fait l’éloge, le qualifiant de « brillant maître ménestrel », de « troubadour » et de « doux bouffon du Roi». Outre la foi personnelle du poète anglais, la nature jaillit omniprésente, les saisons, les bêtes et leur allégresse. L’on retrouve les accents lyriques de la poésie anglaise, contemplative, nostalgique, dont celle de William Blake, inspirée de « visions bibliques à caractère prophétique », par exemple dans sa lettre à Thomas Butts, datée du 25 avril 1803, où Blake écrit : « Je peux seul continuer mes études visionnaires à Londres sans être ennuyé ; je puis ainsi converser avec mes amis dans l’éternité, avoir des visions, rêver de prémonitions et de prophéties et déclamer des paraboles librement sans être assailli par les doutes d’autres mortels ».
Les inflexions de Bradburne contrastent avec le cœur de l’homme, l’esprit parfois accablé par les malheurs et le spectacle des vicissitudes du monde. Cependant, que l’on se morfonde ou se réjouisse, la nature poursuit son cours, fidèle à elle-même, comme les abeilles, que l’auteur chérit, qui bourdonnent sans discontinuer pour offrir un miel apaisant. Il y a du vitalisme dans la croyance de Bradburne, une communion avec tout ce qui s’agite et existe. La transe, d’ailleurs inscrite « joyeuse transe », accompagne la versification de ce phrasé, ainsi qu’une gloire à la beauté. L’ode à Saint Joan of Arc – sacrifiée par les Anglais – est étonnante, et l’on ne peut s’empêcher de penser au livret de Jeanne au bûcher composé pour l’oratorio d’Honegger. John Bradburne notifie la musique céleste des voix de Catherine et de Michel, louange la terre lorraine de la « belle et douce France ». L’on peut également trouver des modulations hugoliennes face au dénuement (extrême) et à la solitude de ce « poète-moine », dans le poème dédié « à un juif errant ». Notons encore :
Cette force fait suite au très profond ennui,
Elle monte gaîment dans un air gracieux ;
Et promptement s’élève et engloutit la nuit
De la tristesse noire, comme l’aube d’un mieux.
Ici, « la joie, cet aigle noir » arraisonne l’angoisse de l’écrivain, ayant choisi la voie particulièrement difficile du dénuement – à ce propos, l’on peut voir deux photographies du poète, souriant, au regard intense, près des lépreux.
Un tourbillon de strophes, de rimes, d’images intérieures, astrales, mystiques, d’interrogations sur la mort et sur l’après possible, après « la dissolution » des corps, agite l’écriture. Peut-être pouvons-nous nommer cela une poésie de la giration ? Une dévotion humaniste amène Bradburne à côtoyer les lépreux, à les aimer, au sein d’un pays déchiré, colonisé – l’actuel Zimbabwe, indépendant depuis 1980.
Ce peuple, ce clan exotique en somme
De lépreux en vaste déploiement
(…)
Un peuple né pour être consumé
Et jusqu’à l’éternité, à jamais.
Ainsi, les poèmes du début ressemblent à des madrigaux et ceux des années 1970 sont marqués par le contexte historique, sous l’égide d’un vagabondage spirituel, d’une volonté de se débarrasser du matérialisme. D’autres, plus prosaïques, relèvent de la comptine, voire de la boutade. La vision mariale éclaire le recueil, à l’instar des apparitions fantastiques, surréelles chez un fils de pasteur anglican converti au catholicisme, lequel se questionne sur le libre-arbitre, la théologie et le sens du divin. Des souvenirs d’enfance, de l’Angleterre, d’un certain bonheur familial sont présents dans les textes, la saveur d’une émotion fugace mêlée à d’intimes interrogations plus complexes et à des tableaux plus sombres de la maladie. Des jeux de mots énigmatiques donnent de l’épaisseur à certains couplets. Des voix multiples se fondent dans celle du poète, habité d’un grand élan universel de fraternité. Pour paraphraser une nouvelle fois Blake, tout est signe, ce n’est que le hasard de leur transcription qui fait sens…
Yasmina Mahdi
David Crystal, né en Irlande du Nord. Professeur émérite de linguistique à l’université de Bangor (pays de Galles). Traducteur de l’œuvre de John Bradburne.
Didier Rance, historien, byzantiniste. Biographe de John Bradburne. A reçu en 2013 le grand prix de l’Association des écrivains catholiques.
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