Station terminale, Roland Jaccard
Station terminale, mars 2017, 160 pages, 15,90 €
Ecrivain(s): Roland Jaccard Edition: Serge Safran éditeur
« Fieffé égoïste, je me soucie peu des autres, surtout quand je ressens de leur part une sollicitude excessive. Je revendique ma solitude avec obstination. C’est d’ailleurs la seule rébellion qui vaille ».
« La morgue avec laquelle mon frère revendique son indépendance et justifie sa muflerie m’a toujours laissé pantois. Il se réclamait de Stirner, de Nietzsche et de Cioran. Poussé dans ses derniers retranchements, il s’en tirait avec une pirouette, quand il ne vous jetait pas au visage un aphorisme d’un nihiliste viennois ».
Station terminale est le dernier voyage romanesque, du plus amusant des nihilistes suisses. Roland Jaccard qui a longtemps et avec talent dirigé la collection Perspectives Critiques du PUF, édité Georges Sanders (1) et Rüdiger Safranski (2), fréquenté Emil Cioran, lu Schopenhauer, publié des chroniques dans un quotidien du soir, écrit quelques livres – Les chemins de la désillusion, La tentation nihiliste, Une fille pour l’été – où il dévoile ses passions amoureuses, philosophiques, littéraires et cinématographiques.
L’écrivain oisif qui fréquente les palaces et le café du Flore, où il filme ses rencontres amusées et paradoxales, signe là un petit roman électrique et électrisé. Station terminale est donc son dernier roman après sa mort, le dernier journal d’une faillite annoncée, commenté par son frère. Un roman de sexe et de sarcasmes, d’aéroports, et de Palaces, comme on le disait au siècle passé de gare, écrit entre la Suisse et l’Asie, entre Lausanne et Tokyo. Deux vies se regardent, celle de Roland, l’écrivain sulfureux, et celle de son frère, le lecteur honorable, l’homme sans histoire, trop sage pour être vraiment sérieux, dédicataire des envolées diaboliques de Roland.
« J’avais même un frère. Un peu falot. Il ne jurait que par Sartre et Camus, le pauvre. Il a même soutenu le Mouvement de Libération des Femmes… un vrai révolutionnaire en peau de lapin ! »
« Qu’il se soit senti plus proche de Cioran que de Sartre, je suis prêt à l’admettre. Mais pourquoi tant de mépris, tant de misogynie et si peu de compassion ? Faut-il avoir un cœur sec pour évoquer un frère qui ne désespérait pas d’être un jour son ami en ces termes ! »
Station terminale est le dernier roman d’amour d’un cynique – Le cynique est l’homme qui rappelle à Dieu qu’il fait fausse route –, un rien oisif, amateur de jeunes femmes asiatiques, de ping-pong, de palaces, de piscines, et d’aphorismes explosifs. Station terminale est le journal d’un homme qui a un stylo à la place du cœur, qui pratique l’art de la rupture, s’en mord les doigts, et n’en dit mot, fidèle à quelques écrivains de la désespérance amoureuse et lettrée, et qui finit par rencontrer Marie, une nouvelle liaison dangereuse qui dure encore.
« La jeunesse est une calamité, répète-t-elle. Vivement la guerre qu’on rigole ! Bref, elle n’est ni pacifiste, ni jeuniste, ni féministe. Un spécimen assez rare de pétroleuse : il était assez naturel qu’elle s’éprenne de moi ».
Roland Jaccard, comme son complice Cioran, est trop doué pour se suicider. Ce roman lui permet une nouvelle fois d’inventer une fin rêvée, en compagnie de sa belle amie – Il était temps de monter dans ce train qui part pour nulle part. Elle avait sa place réservée à côté de moi –, une fin hollywoodienne, complice des grands suicidés qu’il admire, une sortie de route, belle métaphore d’un roman en devenir, et qui est devenu. Roland Jaccard est au bout du compte un écrivain de l’allégresse et du désespoir amusé. L’amateur d’aphorismes et de Pinot Noir est décidemment trop jeune pour mourir, c’est ce qu’il doit murmurer à l’oreille de son complice japonais Richard Brautigan, en regardant son Smith & Wesson, son arme romanesque.
« Arthur Schnitzler et Stefan Zweig du côté viennois. Henri-Frédéric Amiel et Benjamin Constant du côté suisse romand. Quel bel héritage ! Je ne pouvais rêver mieux ».
Philippe Chauché
(1) Mémoires d’une fripouille
(2) Schopenhauer et les années folles de la philosophie
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