Spinoza par ses amis, Jarig Jellesz, Lodewijk Meyer
Spinoza par ses amis, Jarig Jellesz, Lodewijk Meyer, septembre 2017, trad. latin, préfacé et annoté par Maxime Rovere, 224 pages, 8,90 €
Qui a pratiqué Spinoza dans les traductions françaises jusqu’à présent les plus répandues (celle de Charles Appuhn chez Garnier-Flammarion et celle dans la Bibliothèque de la Pléiade) connaît les noms de Louis Meyer et de Jarig Jelles, qu’on retrouve ici sous leur authentique forme néerlandaise : Lodewijk Meyer et Jarig Jellesz. Ils faisaient partie du premier « cercle », pour reprendre le titre de Meinsma, rassemblé autour de Spinoza qui, comme Kant, était célibataire et n’avait pas d’enfants (circonstance particulière pour Spinoza : il avait été mis au ban de sa communauté). Comme Kant, Spinoza vivait entouré d’amis. Meyer et Jellesz ne sont pas en eux-mêmes des personnages insignifiants : celui-ci composa une Profession de foi chrétienne et universelle (parue à titre posthume) et celui-là laissa une œuvre estimable de lexicographe. Néanmoins, ils doivent avant tout à Spinoza de n’être pas tout à fait oubliés. Ils firent le nécessaire pour que, quelques mois après la mort du philosophe, ses Opera posthuma fussent publiées de manière anonyme. Dans ce volume, on ne trouvait pas que des fonds de tiroirs. Il y avait notamment l’Éthique, le Traité politique et une partie des lettres. Jellesz et Meyer firent précéder les textes jusque-là inédits (et pour certains inachevés) d’une préface constituant un élément majeur de la première réception du penseur, car ils connaissaient Spinoza et son œuvre comme peu de gens purent jamais se flatter de les connaître.
Mais cette préface ne reçut guère d’attention par la suite. Aussi surprenant que cela paraisse, il fallut attendre 340 ans pour qu’elle fût tournée en français, par les soins de Maxime Rovere (déjà auteur d’une nouvelle traduction de la Correspondance), que nous devons remercier. On se perd en conjectures quant aux raisons qui motivèrent l’éclipse séculaire de ce texte, alors que les biographies de Colerus et de Lucas ont été rééditées régulièrement. Il existe deux états de la préface : d’une part, l’original néerlandais de Jarig Jellesz, qui s’adressait à un public étendu ; d’autre part, sa traduction latine par Lodewijk Meyer, destinée à de « suffisants lecteurs », comme aurait dit Montaigne, et qui n’éprouve pas le besoin de reprendre certaines explications données par Jellesz. Les différences vont parfois plus loin : Meyer fit disparaître un poème de Pieter C. Hooft, cité avec éloges par Jellesz. Était-ce une manifestation de rivalité ou de jalousie littéraire, Meyer étant lui-même poète ? Jellesz glisse sur les origines juives de Spinoza (de manière anachronique, Maxime Rovere considère qu’il s’agissait d’éviter les « médisances antisémites », p.24) et cite longuement le Nouveau Testament, comme pour faire oublier la polémique consécutive au Traité théologico-politique paru sept ans plus tôt (dans sa biographie, Colerus mentionnera sur des pages entières ceux qui attaquèrent ce livre « forgé avec le diable en enfer »).
La seconde partie du volume est plus curieuse : il s’agit de la traduction française (là encore, la première) de l’index que Meyer avait établi et qui permettait de s’y retrouver dans les Opera posthuma. De prime abord, l’idée de traduire et d’imprimer un index – inutilisable pour ceux qui ne possèdent pas l’édition de 1677 ou sa réimpression à l’identique – est saugrenue. Mais, si on y réfléchit, cela ne laisse pas d’être intéressant. Cet index fut établi à une époque où le classement alphabétique des connaissances (qui nous donne l’impression d’avoir toujours existé) n’allait de soi que dans le domaine de la lexicographie (Lodewijk Meyer fut lexicographe), et encore : la première édition du Dictionnaire de l’Académie française classait les mots par racines (ainsi fallait-il chercher amateur à aimer), ce qui le rend inutilisable aujourd’hui. Un traité de botanique comme la Clavis clavennae aperiens naturae thesaurum in plantis de Giacomo-Antonio Chiavenna (1648) présentait les plantes suivant l’ordre alphabétique des maladies contre lesquelles on s’en servait. La lecture de l’index dressé par Lodewijk Meyer se révèle étrangement captivante, même s’il faut bien connaître Spinoza pour savoir que l’entrée Chastillon, « Il a donné impunément le Dieu du pape à manger aux chevaux » (noter le coup de griffe anticatholique – l’index n’est donc pas un instrument neutre, comme on s’y attendrait), renvoie à la lettre LXXVI, adressée à Albert Burgh. Le volume édité par Maxime Rovere mérite de prendre place dans toutes les bibliothèques spinozistes et, plus largement, philosophiques.
Gilles Banderier
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