Sous Ponce Pilate, Gabriel Robin
Sous Ponce Pilate, février 2016, 400 pages, 22 €
Ecrivain(s): Gabriel Robin Edition: Editions de Fallois
« Soudain un cri s’élève. Jésus est là dans le temple, sous le portique de Salomon, debout au milieu d’une foule qu’il est en train d’enseigner… » (p.252). Transposé dans le contexte actuel, en mettant alors de côté le nom du personnage qui l’occupe, ce tableau suggéré à son rapporteur fasciné répondrait tout autant à la célébration d’un champion de maintenant, déjà vivement adulé mais attendu avec une avidité fiévreuse par ses supporters au lieu final de sa consécration. Ainsi souvent dans le traitement littéraire, grâce aux transports enthousiastes et aux pouvoirs amplificateurs de l’écriture, le petit peut-il apparaître grand (Swift et Gulliver nous le racontent particulièrement), le laid virtuellement beau (Quasimodo et Victor Hugo le suggèrent avec force), l’insignifiant essentiel ou sublime, l’éphémère éternel… Qu’en sont les réalités pourtant, en marge du regard strict des esprits subjugués, dans leur vérité crue ou intrinsèque et face au froid diagnostic de l’historicité ? Subjectivité et objectivité sont naturellement les marques dialectiques réunies tout au sommet de ce questionnement. Pour la question de Jésus et de la vision que nous en avons, qu’en est-il alors de sa vie, si éphémère s’agissant de son passage terrestre et si longue à travers quelque culte engendré après lui sous son nom.
Avec une écriture le plus souvent fluide et prenante, un souci scientifique décelable pour extirper et exploiter des textes bibliques (par nature hagiographiques) la perception historique du personnage physique de Jésus en la confrontant à de rares et brèves relations profanes du moment, Gabriel Robin nous offre dans son dernier livre – si l’on passe outre une quelquefois pénible profusion de sublimations doctrinaires – une lecture de vie terrienne du prophète chrétien réordonnée avec minutie, souvent passionnante et finalement plutôt convaincante.
A bien y regarder alors, et contrairement à une opinion longuement répandue, cinq et non point trois années avant sa crucifixion paraissent aujourd’hui recouvrir ce que rapportent pêle-mêle, ainsi sans guère d’ajustement chronologique, les Evangiles ou les Actes des apôtres relatant les épisodes essentiels de la vie de Jésus. Comme presque tous les exégètes ou historiens abordant cette question, Gabriel Robin admet d’entrée l’avènement de celui qu’il désigne abondamment sous le qualificatif de « Nazoéren » (vocabulaire d’ailleurs curieusement évoquant une secte née au temps postérieur de la 1ère église chrétienne et qui ne désigne pas ainsi par exclusivité une origine à Nazareth) aux alentours du 753ème anniversaire de la fondation de Rome, et si bien, un peu avant l’an zéro de l’actuel comput chrétien fondé sur ce repère. C’est aussi en s’appuyant sur l’épisode dit « des marchands du Temple », et plutôt alors en se référant à l’évangile de Jean (pourtant longtemps considéré face aux synoptiques comme le moins fiable historiquement puisque écrit postérieurement), que Gabriel Robin entrevoit le véritable élan historique de ce qu’il appelle le « ministère public de Jésus », non point débutant à la 30ème mais dès la 28ème année de notre ère conventionnelle en Occident. C’est également en citant l’historien Flavius Josèphe que l’écrivain-chercheur peaufine son argumentation : « On lit en effet au livre 15 de l’Histoire ancienne des Juifs qu’Hérode le Grand entreprit de restaurer le Temple dans la 18eannée de son règne : soit en 20-19 av. J.-C. Ajoutons-y les quarante-six ans de notre texte et nous obtenons, pour l’incident du Temple, 26-27 ou 27-28 ap. J.-C. » (p.44). Optique défendue plus loin par cet assez judicieux commentaire : « Il n’en est que plus étrange de voir des auteurs se référer aux quarante-six ans mentionnés par les scribes tout en affirmant à la fois que Jésus est mort en 30 et que l’incident du Temple a eu lieu à la veille de la Passion. Il faut choisir. Les marchands du Temple n’ont pu être chassés en 27-28 et en 30 ».
A l’enseigne de ce premier réajustement de calendrier plutôt concluant, Gabriel Robin définit plus tard le jour de la crucifixion du Juif rebelle et revendicateur de son intercession divine en le fixant avec précision au 3 avril de l’an 33. C’est grâce à la prophétie de Joël dans l’Ancien Testament (reprise dans les Actes des Apôtres/Actes 2.20) relayée par l’apôtre Pierre au lendemain de la résurrection de Jésus que se résout à ses yeux cette détermination : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune deviendra rouge sang »… Pour corroborer cette prédiction l’auteur précise sans tarder : « Les habitants de Jérusalem ont sous les yeux l’enthousiasme prophétique qui s’est emparé des apôtres et ils ont en mémoire le soleil noir et la lune rouge qu’ils ont vus, il y a cinquante jours, le soir de la Crucifixion de Jésus » (p.346). En se référant complémentairement aux travaux des astronomes d’Oxford, Colin J. Humphrey et Graeme Waddington, qui établissaient il y a trente ans et par des calculs affinés la conjonction avérée d’un phénomène astronomique durant ce temps, l’auteur déclare avec certitude : « Il y a une éclipse de lune (on s’attendrait plutôt au passage à celle du soleil) le vendredi 3 avril 33 » (p.347), avant de conclure sur le mode de la déduction spéculative : « Il est possible que la poussière soulevée par le vent de sable qui a obscurci le soleil plus tôt dans l’après-midi ait contribué à renforcer le rouge de la lune »…
Tandis qu’ils reflètent assez symboliquement un nouveau mode d’approche des événements liés à la vie terrestre du prophète galiléen et contemporain de l’empereur romain Tibère, ces deux premiers points d’observation ne circonscrivent en réalité nullement le travail d’investigation mené à bien dans cet ouvrage. Ramenés aux cinq années antérieures à sa fin sur la croix du Golgotha, ce sont, dans le déroulement de cette fameuse période, les mouvements successifs de celui que l’on assimila peu à peu et localement au « Messie » des écritures hébraïques anciennes que l’on voit scrutés et réordonnés ici. Après celle du bref mais sensible évènement du Temple à Jérusalem, se poursuit l’analyse des tribulations du prédicateur visitant les différentes provinces de Palestine, fussent-elles placées sous le signe du message répandu (la « Bonne Nouvelle ») ou sous l’aspect de fuites bientôt entraînées par les hostilités politico-religieuses montées sur les lieux visités. On retiendra bien entendu, quant au plus marquant de ce finalement assez long et houleux périple de Jésus, tout d’abord sa rencontre lumineusement sibylline avec Jean le baptiseur (plus tard exécuté par décapitation). Plus loin, son séjour quasi initiatique à Capharnaüm précédant sa fuite vers la Décapole, ses allers retours entre Judée et Galilée, puis son expatriation jusqu’en Phénicie avant l’ultime et fatidique retour à Jérusalem via Béthanie et Jéricho au dernier temps de Pâques pour lui.
L’un des points forts de cet ouvrage sera immanquablement l’éclairage original mais d’aspect cohérent jeté sur les personnages religieux ou politiques de ce contexte environnemental. Les scribes pharisiens, les grands prêtres du Sanhédrin, Anne et Caïphe, les princes accrédités par Rome mais judicieusement différenciés entre Hérode Antipas et Hérode Agrippa, le préfet Pilate, irradient en effet avec un réalisme saisissant – et mis à part le carré spécifique des apôtres qui intervient sous un autre angle – ce cercle de luminosité concentrique au milieu duquel Jésus sembla faire éclat par accroissement. On retiendra notamment aux derniers temps cette situation politique inconfortable de Pilate, épigone du chef de la garde prétorienne « Sejean » (dès la fin d’année 31 lui-même disgracié et voué aux Gémonies à Rome), dont on comprend alors soudain les embarras face aux autorités du Sanhédrin qui le pressent habilement d’instruire le procès du bientôt martyr et réputé initiateur chrétien.
Les réserves que l’on pourra bien entendu avoir face au traitement général de ce travail d’investigation mené pourtant le plus consciencieusement par celui qui se déclare historien (d’ailleurs non exclusivement) viendront surtout de l’adjonction assez permanente et débordante de développements pénétrés d’une invasive foi croyante. Ces orientations individuelles restent certes tout-à-fait respectables quand aussi probablement des plus intéressantes sur le plan exégétique. L’écueil apparaît pourtant précisément dans le rattachement sans modération prudente de la teneur de faits historiquement avérés au but insidieux d’une légitimation de l’avènement chrétien sous sa forme répandue au cours des siècles suivants. Aussi bien demeure-t-il toujours aussi difficile de comprendre que Jésus, Juif qu’il était et resterait toute sa vie jusqu’à son supplice, vanté comme « maître d’interprétation » des écritures hébraïques, aurait appelé de ses vœux un appareil ou une institution religieuse (au sens d’ecclésia) de remplacement, plus tard désignée catholique ou protestante ou même encore orthodoxe ? La lutte idéaliste de l’insurgé contre le culte ambiant inspiré des lois talmudiques, tout comme l’incarna le Galiléen à travers son histoire rapportée, semble rester tout au final intra-judaïque, y compris suite à la lecture de cette cohérente interprétation d’agissements. Sous le contrôle de l’éminent historien Alain Corbin, ainsi dans leur adjointe Histoire du christianisme (Editions du Seuil, mars 2007), Daniel Marguerat délivre quant à lui cette tranchante analyse : « Jésus n’avait pas le projet de créer une religion à part. Son ambition était de réformer la foi d’Israël, ce que symbolise le cercle des douze intimes qui le suivent. Ces hommes représentent symboliquement le peuple des douze tribus, l’Israël nouveau auquel songe Jésus. Il voulait réformer la foi juive, mais a échoué… ».
A commencer par l’apôtre Pierre, certains disciples de Jésus s’en seront venus de façon avérée en Occident par la suite. Cela probablement pour colporter un message christique dont, avec quelques raisons (« allez enseigner les nations ! »), ils s’estimèrent devoir être les diffuseurs. Auront-ils pourtant compris le signal que leur avait adressé celui qui les avait auparavant dévoués à lui, quand aussi admirablement en ce livre, les occasions ne manquent pas d’entrevoir qu’ils ne comprenaient presque rien du sens des déclarations de leur mentor dans ses paraboles (« mon royaume n’est pas de ce monde » ?). Etait-ce alors, à partir de là et sur terre, leur mission d’aller jusqu’à inventer, construire ou bâtir un moindre empire temporel, d’autant plus régenté par une quelconque institution aux supports devenant si démonstrativement matériels au fil du temps, aux principes si souvent diamétralement opposés à quelque très radical mot d’ordre christique (Evangile de Mathieu : « Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ») ? Dans la présentation de son très éclairant ouvrage intitulé La Maison Dieu, Dominique Iognat-Prat s’interroge lui aussi : « Comment, pourquoi et quand Dieu est-il devenu de “pierre” ? » Le même auteur indiquait peu en amont : « Les premiers disciples du Christ entendaient rompre avec le monde matériel et avec toute sacralité ancienne incarnée dans la pierre (temples ou statues) pour mieux faire place à la Cité de Dieu dans l’au-delà… »
A l’heure actuelle plus que jamais peut-être, où l’humain planétaire recherche avidement encore les plus fiables points d’amorce d’une très universelle vertu, sans doute reste-il important alors de se pencher sur ces questions, quitte à passer aussi pour un « coupeur de cheveux en quatre ». Parmi ces quêtes renvoyant aux différents témoignages des hommes au cours du temps, celles qui explorent très concrètement le rôle historique de Jésus détiennent un intérêt sûr et profitable à la connaissance du religieux, au-delà d’une concomitante réécriture de catéchisme. On ne saurait trop ainsi dédier à Gabriel Robin le mérite de s’être attelé à un tel chantier tout encore parcouru d’ombres mais avec le souci performant du détail et de la précision.
Vincent Robin
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