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Sigmund Freud et Romain Rolland, Un dialogue, Henri Vermorel (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 09.05.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Essais

Sigmund Freud et Romain Rolland, Un dialogue, août 2018, 632 pages, 29 €

Ecrivain(s): Henri Vermorel Edition: Albin Michel

Sigmund Freud et Romain Rolland, Un dialogue, Henri Vermorel (par Gilles Banderier)

 

La correspondance entre Sigmund Freud et Romain Rolland fut publiée pour la première fois en 1966, dans une thèse de la Faculté de médecine de Paris. À qui s’en étonnerait, on rappellera que Freud était médecin et que la psychanalyse entretient avec la médecine des rapports, certes ambigus, mais réels. Cette correspondance est d’un faible volume et l’on peut de prime abord s’étonner que la republication d’une vingtaine de lettres (il n’y en a pas davantage) aboutisse à un volume de six cents pages. C’est que l’intérêt de cette correspondance est inversement proportionnel à ses modestes dimensions matérielles et Henri Vermorel, qui les republie, les annote et les éclaire, a fait un authentique acte de lecture, digne de tous les éloges. Il reprend le livre qu’il avait publié en 1993 (Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936, Presses Universitaires de France), en le mettant à jour pour tenir compte de la découverte de nouveaux documents dans les archives de la maison Fischer, l’éditeur de Freud.

Ce fut ce dernier qui prit contact avec Romain Rolland en 1923, grâce à une relation commune, comme cela arrive généralement entre deux personnes qui ne se connaissent pas. Freud avait alors 67 ans et était déjà atteint de la terrifiante maladie qui l’emportera après seize années de lutte et une trentaine d’interventions chirurgicales. Il est aujourd’hui difficile de se représenter ce que fut, entre les deux conflits mondiaux, la stature intellectuelle de Romain Rolland, auréolé de son Prix Nobel de littérature (1915). Dans sa première lettre, Freud parle de la « vénération » qu’il éprouve à l’égard de Romain Rolland, dix ans plus jeune que lui. Dans sa réponse, l’écrivain français compare le médecin viennois à Christophe Colomb, découvreur d’un nouveau monde à l’intérieur de l’esprit humain. Le ton est donné : nous sommes en présence d’un dialogue sur les hauteurs.

L’année suivante, Romain Rolland, qui se rend à Vienne pour y rencontrer Stefan Zweig, Richard Strauss, Arthur Schnitzler, Arnold Schönberg, fait savoir à Freud – par l’intermédiaire de Zweig – qu’il souhaiterait le voir. La visite a lieu le 14 mai. Ce sera la seule et unique fois que les deux hommes s’entretiendront directement. Ils continueront à échanger des lettres et des livres, bel exemple de deux trajectoires qui se développent indépendamment l’une de l’autre et se rejoignent parfois. Ce sont deux grands écrivains (Freud, qui reçut le prix Goethe – un prix de littérature – fut un maître de la prose allemande), deux Européens éminents, qui correspondent entre eux et avec d’autres. « Les siècles futurs pourront-ils vraiment glorifier notre Europe où trois siècles de travail culturel le plus intense n’ont abouti à rien de plus que de passer de la folie religieuse à la folie nationale ? » (Albert Einstein à Romain Rolland, 22 mars 1915, cité page 355). La République des lettres jette ses derniers feux.

Freud et Rolland exprimèrent toutefois des divergences fortes face aux deux totalitarismes qui s’étendirent sur l’Europe à partir des années 1920. Aucun des deux hommes ne succomba à l’hypnose nazie et ils tombèrent d’accord sur le caractère maléfique et hystérique de ce mouvement. Freud se montra également sévère vis-à-vis du communisme. Ce ne fut pas le cas de Romain Rolland, que les services soviétiques manipulèrent avec une déconcertante facilité, en tirant seulement sur deux fils, l’érotisme et la vanité. Ils lui adressèrent une « hirondelle », une jeune femme russe, de trente ans sa cadette, qu’il épousera. Les livres de Rolland étaient lus dans les écoles d’URSS ; Staline le reçut à Moscou. Autre « compagnon de route », Gide fut semblablement choyé. Autant Freud fit preuve d’une lucidité impitoyable face à la montée des périls, que la vague fût brune ou rouge, autant Romain Rolland fut aveuglé, comme un lapin devant les phares d’une voiture, par la propagande stalinienne. À côté d’une telle cécité, le faux pas de Freud, adressant à Mussolini un exemplaire dédicacé de Pourquoi la guerre ? (le volume est, paraît-il, exposé dans un musée romain) apparaît dérisoire.

Henri Vermorel a édité cette correspondance avec tout le soin désirable, toute la méticulosité concevable, en l’éclairant par de nombreux documents « latéraux » (nous disposons ainsi de plusieurs points de vue sur la rencontre du 14 mai 1924). On découvre ou on redécouvre le génie de Freud, la complexité de sa pensée (hélas ! mise à mal par ses indignes disciples – mais peut-il y avoir des disciples dignes d’un tel maître ?), son humanité.

 

Gilles Banderier

 


  • Vu : 1982

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A propos de l'écrivain

Henri Vermorel

 

Henri Vermorel est ex-psychiatre des hôpitaux, psychanalyste et membre honoraire de la Société psychanalytique de Paris.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).