Shiloh, Shelby Foote (par Léon-Marc Levy)
Shiloh, traduit de l'américain par Olivier Deparis, février 2019, 200 p. 20 €
Ecrivain(s): Shelby Foote Edition: RivagesShiloh est comme un écho en avance, une préfiguration, du grand œuvre que Shelby Foote écrira entre 1958 et 1974, « La Guerre Civile : une histoire », gigantesque entreprise de 3000 pages, en 3 tomes, qui fait aujourd’hui référence aux USA sur cette période dramatique de leur histoire. Une sorte de pont avancé – ce roman date de 1954 - qui fait charnière dans l’œuvre de Shelby Foote entre sa vocation littéraire et sa passion historique. Mais Shiloh est absolument un roman. Il prend les événements de l’histoire (la bataille de Shiloh en avril 1862) et en fait une fiction. Le travail de l’écrivain consiste à trouver les voix – celles des soldats imaginaires des deux camps qui vont scander l’horreur de ces deux journées – et les transposer en récit dont la pâte est intimement pétrie de l’histoire et de la fiction.
Autant commencer par là, Shiloh est un chef-d’œuvre bouleversant, une symphonie funèbre aux hommes martyrisés, déchiquetés, réduits à des corps de souffrance et de mort par une guerre dont l’absurdité et la violence les dépassent totalement, même s’ils croient en la justesse de leur cause. C’est d’ailleurs là, probablement, le pire : ces hommes sont, d’un côté comme de l’autre, la plupart du temps convaincus du bien-fondé de leur cause. La sauvagerie des combats, l’absurdité stratégique de cette bataille en particulier, sont nourris de cet enthousiasme !
On assiste ainsi, dans le premier chapitre dont le narrateur est le lieutenant Palmer Metcalfe, officier sudiste, à une discussion ahurissante entre le Général Beauregard et les autres chefs sudistes. Le premier plaide pour un décrochage, un évitement de la bataille, en raison de son inutilité !
« A un moment de la soirée, Beauregard entendit rouler un tambour, mais lorsqu’il envoya une estafette pour le faire taire, celle-ci revint rapporter que c’était impossible : le tambour se trouvait dans le camp de l’Union. Beauregard se dit que s’il entendait un tambour ennemi, il était probable que les Fédéraux aient entendu les coups de feu et les cris de la colonne confédérée. Tout notre avantage résidait dans l’effet de surprise, estimait-il, et cet effet-là étant manifestement perdu, il valait mieux remettre notre attaque à plus tard. Ce fut alors qu’il alla trouver Bragg, Bishop et Polk, à qui il exposa sa volonté d’abandonner les plans de bataille, jusqu’à ce que la Général Johnston arrive et prenne une décision contraire. Nous les attaquerions « même s’ils étaient des millions. »
Shelby Foote en est au début de sa grande affaire avec la Guerre Civile, mais d’emblée, il en saisit toute l’horreur, toute la négation d’humanité qu’elle symbolise. La bataille de Shiloh a été l’une des plus meurtrières de cette guerre. Sur les 100 000 combattants qui y participèrent, 25 000 tombèrent. Un carnage dont le roman de Shelby fait un écho terrible, sans concession, d’autant plus effrayant que l’auteur raconte les faits bruts, sans commentaires ou surcharges. La force dramatique de Shiloh, c’est que jamais Shelby Foote n'en remet dans l’émotion ou la douleur. Les récits des combattants qui constituent la trame du roman, sont d’une simplicité biblique. Chacun raconte ce qu’il voit, ce qu’il vit et, même le pire, n’est jamais hurlé. Ces récits sont des murmures de peine qui font contraste avec le bruit et la fureur des combats qu’ils racontent.
L’Histoire rencontre les histoires. Dans le flux collectif, le (futur) historien de la Guerre Civile choisit de « zoomer » sur des destins d’individus. Il annonce d’ailleurs dès la première page la structure de son projet, dans cette espèce de plongée cinématographique qui saisit la première scène :
« Lorsqu’on l’observait ainsi, en arrivant au sommet d’une côte et en regardant devant et derrière soi, cette masse paraissait impersonnelle : une armée en mouvement, des tonnes et des tonnes de chair, d’os, de sang et de matériel amalgamés les unes aux autres. Vue de près, en revanche, réduite à la taille d’une compagnie dans une courte pente, elle ne donnait pas du tout la même impression. On distinguait alors les visages, et elle devenait ce qu’elle était vraiment : quarante mille hommes – très jeunes, pour la plupart […] »
La structure narrative, chœur alterné des deux camps, rappelle celle de Tourbillon (Follow me down), écrit deux ans auparavant. Cette polyphonie – qui évoque la structure de nombreux romans de Faulkner (Absalon ! Absalon ! Tandis que j’agonise …) permet à l’auteur de marquer non seulement la différence de point de vue entre Sudistes et Nordistes mais aussi – surtout devrait-on dire – la différence d’origine sociale des combattants. Entre le simple soldat Luther Dade, fils de fermier pauvre engagé dans cette guerre pour échapper aux corvées de la terre, et le lieutenant Palmer Metcalfe, représentant de la classe des Gentlemen sudistes, c’est un univers de représentations, de perception des événements, de manière de dire les événements, les espoirs, la douleur qui se creuse. Foote en nourrit même les champs lexicaux des protagonistes : Dade utilise sans cesse des comparaisons ou des métaphores animales ou végétales, Metcalfe se réfère sans cesse aux sentiments, à une forme désolée de romantisme, de nostalgie prophétique d’un temps perdu et d’un monde qui se défait.
Au-delà de la bataille elle-même, Foote fait un portrait des mentalités américaines de ce temps, à la manière de ce que feront nos historiens de l’école des Annales dans les années 50 et 60 du XXème siècle. Entre le roman et l’histoire, il y a la monographie et on peut dire de Shiloh que c’est une monographie romanesque d’une bataille.
Et quelle bataille ! Quel cauchemar des hommes ! Les soldats – ceux qui ne sont pas (encore) morts ou blessés ne peuvent en croire leurs yeux, leurs oreilles. La terreur les amène même à renoncer à toute forme d’humanité, à tout élan de pitié pour les autres, même les leurs quand ils tombent.
« Régulièrement il y en avait un, assis là, qui se tenait un bras ou une jambe et qui gémissait. Certains nous faisaient signe, voire nous appelaient par notre nom, mais nous nous tenions à l’écart. Pour une raison ou pour une autre, nous ne les aimions pas, nous ne supportions même pas de les regarder. Je vis Lonny Parker avec qui j’avais grandi ; il braillait comme un bébé en se tenant le ventre, le visage tout chiffonné, les joues baignées de grosses larmes. Mais pareil avec lui – de lui aussi, je me tins à l’écart, comme si je ne le connaissais pas, comme si je n’avais jamais grandi avec lui dans le Comté de Jordan. »
Shiloh. Introuvable sur les cartes de géographie, car aucun lieu, aucune rivière, aucun mont ne porte ce nom. Le capitaine Walter Fountain, deuxième narrateur du roman, nous en livre le secret, terriblement ironique.
« - Tiens, la chapelle qui est là-bas, disait-il. Elle s’appelle Shiloh. Tu sais ce que ça veut dire, mon frère ? »
- Ah non » répondit l’autre cuisinier.
Au ton de sa voix, on sentait qu’il en avait plus qu’assez des sermons incessants de son collègue. Mais ce jour-là, on était dimanche, et rien ne pouvait arrêter Lou.
« Deuxième livre de Samuel, mon frère. »
Je le voyais presque hocher la tête avec sa gravité habituelle.
« Il y est dit que c’est ce à quoi aspiraient les enfants d’Israël, les élus de Dieu. Oui : un lieu où se décharger de leurs soucis. Selon les exégètes, ça voudrait dire « lieu de paix ». »
Shiloh réussit le tour de force d’être à la fois un superbe roman et un document d’une rigueur impressionnante sur la Guerre de Sécession. La traduction d’Olivier Deparis, dans un respect absolu de l’œuvre originale, nous restitue l’écriture de Foote avec talent, parfois avec créativité (ah ! le passage de « Oyster Itch » à « austère lisse » - façon des soldats d’évoquer la bataille d’Austerlitz !).
Et une brassée de roses aux éditions Rivages et à leur pétillante directrice de collection Nathalie Zberro, pour avoir remis le grand Shelby Foote dans l’actualité littéraire.
Léon-Marc Levy
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