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Serge, Yasmina Reza (par Mona)

Ecrit par Mona le 14.05.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Roman, Flammarion

Serge, Yasmina Reza, Flammarion, janvier 2021, 234 pages, 20 €

Serge, Yasmina Reza (par Mona)

 

Le rire, les larmes et la judéité

A contre-courant de l’assignation au genre, dans son dernier roman, Serge, Yasmina Reza se met dans la peau des hommes (Serge et son frère, le narrateur) pour nous conter les tribulations de la famille Popper, des Juifs d’origine viennoise avec « un demi-pied dans les milieux avant-gardistes, et un autre (également demi) dans la synagogue ». Ainsi vont défiler le père, Maurice, et ses maîtresses, ses deux fils à la soixantaine, farouches individualistes aux vies sentimentales compliquées : Jean, le narrateur, son ex, Marion l’hystérique, Serge l’infidèle, chassé du foyer par Valentina, l’italienne inflexible. Leur sœur, Nana, l’épouse du gauchiste Ramos, et Serge, s’insultent pour des peccadilles. Tour à tour insolent et extravagant, grave et gai, doux et amer, le roman irrégulier et désordonné dégage une belle énergie avec pour vague intrigue un périple mémoriel à Auschwitz-Birkenau.

Ce voyage concocté par la fille de Serge en mal d’identité juive, Joséphine, est prétexte à un imbroglio de querelles familiales et de réconciliations, de scènes de ménage triviales ou touchantes, de souvenirs d’enfance et remémorations de la mort des ancêtres. Entre connivence de la fratrie et échanges de petites piques, entre roman et théâtre, le lecteur rit de la « dinguerie » des Popper. Yasmina Reza croit aux « vertus déridantes de l’insolence » et offre une joyeuse et décousue exploration de la vie. Son écriture teintée d’humanisme et d’humour, empreinte d’une grande vitalité et d’un goût pour le burlesque témoigne d’une sensibilité très proche de l’héritage juif d’Europe centrale.

Entre le cancer des uns ou l’infarctus qui guette les autres, on peut même mourir bêtement en voulant attraper une framboise au bord d’un ravin ou en mangeant des réglisses, « le petit coucou de la mort » nargue sans cesse les personnages. La vie menant droit à la mort comme les rails de Birkenau (« toutes les routes y mènent tôt ou tard »), le thème de la vanité des vanités traverse le roman. Les personnages discutent affaires ou se chamaillent, dévoilent leurs misères et faiblesses (« quelle vie n’était pas un ratage ? »), leurs ambivalences (« oui je veux crever. Mais… »), angoisses et ténèbres (« sans lumière cherchant à trouver un sens au désordre vital »). Tout semble vaine agitation aux accents pascaliens (« impatience fébrile… hantise de l’immobilité ») dans un « monde avide de distraction ». Serge assis au bord du lit représente la tragédie de l’homme face à la solitude (« l’homme est seul, d’une solitude qui s’exprime de jour comme de nuit… il y a quelque chose de poignant dans la position de l’homme assis au bord d’un lit »), comme dans « un tableau célèbre d’Edward Hopper ». Yasmina Reza jette une lumière crue sur la condition humaine mais son univers n’est pas celui de Pascal : « c’est l’attente de rien… nous marchons sur le chemin qui ne mène à rien » : « Marta Popper est partie par une petite porte à gauche pour n’être plus rien » et « Maurice Sokolov a terminé son petit voyage circulaire du berceau à la mort sans que personne jamais ni lui-même n’en connaisse la finalité ». Tout apparaît comme une vaste fumisterie avec pour seul salut le rire et la conscience que la vérité ne peut être qu’organique (« je crois à l’empire des nerfs »).

 

Un roman organique

Dès l’ouverture du roman, le narrateur découvre les premiers signes du vieillissement dans la cabine de la piscine (« tout à coup, une collerette blanchâtre et molle se met par-dessus le maillot. C’est moi. Mon ventre déborde ») et c’est par le corps que s’appréhende le dérèglement des choses dont on traque les marques : la peau flasque, les implants de Maurice qui ne tiennent pas, la décrépitude de son ex-maîtresse (« votre main pend dans le pot de chambre »), les « taches de cimetière » de Serge, la « modification de substance » de Nana, la « bosse de bison » de Marion. Tout est question d’organe : l’émotion s’apparente à « un dérèglement du cerveau » (« il n’est pas absurde d’attribuer certains états d’âmes à des combinaisons purement électro-chimiques ») et l’insignifiance de l’homme (« notre peu de poids, notre rien-du-tout ») à une affaire de physique (« une forme sans contour qui se délite comme du sable gris »). Le corps apparaît plus digne de confiance que l’intellect (« depuis la nuit des temps les hommes disent n’importe quoi ») et quand Serge fait l’éloge de l’écrivain de langue yiddish, Bashevis Singer, c’est pour affirmer que les nourritures matérielles valent autant que les nourritures spirituelles : « Tu sais ce que j’aime chez Singer ? La place qu’il donne à tous ces petits plats que bouffent les types. Il ne te dit pas le métier du mec il te dit ce qu’il bouffe… Des gens qui mangeaient du gâteau de riz et des pruneaux la dernière fois que j’étais là et qui sont morts depuis… Pour moi ça vaut une phrase du Talmud ». Le délabrement du corps, un corps qui se dessèche et se rabougrit (« tout… s’est racorni… vieillir, c’est rétrécir… mon frère s’est amenuisé »), voilà la véritable tragédie de l’homme (« si le corps fout le camp tu m’abats. Un cancer, un stroke, tu m’abats ») et le seul questionnement métaphysique qui vaille : « quel organe va lâcher en premier ? C’est ça le suspense ».

 

Le goût du burlesque

Dans ce roman doté d’un audacieux sens de la répartie souffle un esprit d’irrévérence et de transgression, que le yiddish nomme « chutzpah », une forme d’insolence, d’impertinence. Sans souci des bienséances, le vulgaire et le sacré se mêlent allègrement : Serge utilise un vocabulaire scatologique à Birkenau (« vous me faites chier avec la judenrampe ») et à Cracovie, « Serge sur les chiottes » étale ses déboires amoureux (« les hommes ne savent pas quoi faire de leur queue »). Vivre c’est composer avec « toutes ces singeries » et au fil du récit tous les personnages perdent un peu de leur dignité. Yasmina Reza sait dépeindre « les soubresauts malencontreux des hommes » : l’un se fait singer par un enfant, l’autre s’escrime à déployer un parapluie démantibulé par une tornade et semble « remonté par un secret mécanisme » tandis que le narrateur voit dans Ramos l’« homme brave et inadapté qui essaie de garder en mains les rênes de sa vie ». Un comique physique à la tonalité burlesque s’exprime dans plusieurs scènes et les querelles incessantes de la fratrie font penser aux rixes des Marx Brothers tandis qu’en faisant s’écrouler le mur du rayonnage dans un magasin de chaussures, Serge rappelle les maladresses de Charlot. Dans la scène cocasse où, pantelant et minable (« il aime être le héros d’une fable clownesque »), il essaie de héler un taxi (« Taxi ! Taxi !!… Ils sont en vert et ils ne te prennent pas !… Je touche le fonds là, sans appartement, avec un sac de gueux), Serge rappelle le Schlemiel (le maladroit) ou le shlimazel (le malchanceux) au triste destin de la culture yiddish et sa femme Valentina, la yah’né (lépouse acariâtre). Même le mendiant, qui fait sa brève apparition dans l’épisode du voyage à Venise, évoque le schnorrer du folklore juif toujours culotté avec les riches. L’humour juif, c’est aussi une certaine façon de considérer la réalité, une réalité décalée, discordante comme la remarque du narrateur : « ils vieillissent gentiment… ils ont pris un chien japonais », ou le décalage ironique avec le tragique quand Serge explique « pour me ressaisir je me transporte à Auschwitz » et raconte que sa fille a été empêchée par l’école de visiter les camps d’extermination car « elle n’a pas été sélectionnée ». Les personnages manient à plaisir les stéréotypes, soit des Juifs sur eux-mêmes (« les gens vieillissent mal, les juifs surtout »), soit des antisémites (« les juifs ne remboursent pas »). Ce que Yasmina Reza appelle « le rire de la catastrophe » éclate à travers les larmes (« non content d’avoir un cancer de la vessie, il s’est brisé tous les os en dégringolant il y a quelques mois »). Dans un accès d’auto-dérision qu’affectionne la tradition juive, le narrateur reconnaît l’échec de sa vie et revendique le qualificatif de « minable » que lui inflige Marion, triste caractéristique de la condition humaine (« présente-moi un type qui n’est pas minable » fait-elle ironiquement remarquer). Comme chez les grands auteurs juifs américains, Malamud et Philip Roth, le destin fait de l’homme un être « pantelant et assoiffé quittant la piste à regret dans l’espoir d’y revenir ».

 

Un rire humaniste

Face aux « amères fissures de la déception », le roman n’offre que le rire (« C’est fini la 1ère gaieté mais on peut encore rire »), un humour à base d’exagérations (« je BRRROIE BRRROIE DU NOIR »), d’images incongrues (« Poutine caressant un guépard ») ou d’oxymores (« outrageusement pondéré… atrocement enjouée »). Dès l’ouverture, l’absurde des nouvelles règles hygiénistes à la piscine nous plonge dans une post-modernité inhumaine qui interdit un maillot de bain en tissu à la bonne taille pour en proposer un de taille surhumaine mais en lycra. Pasolini pleurait un monde mort, Yasmina Reza préfère en rire et jamais ne cède à la mélancolie romantique, « ces fumeuses nostalgies » (« tu sais bien qu’il n’y a plus d’autre monde et ta plainte est inconsistante »). Le narrateur a conscience de vivre dans un nouveau monde vertueux qui lui répugne (« ce peuple emmailloté dans la vertu me débecte ») dont il s’amuse à transgresser les codes féministes : Marion « c’est un pot d’hormones comme les autres… une femme amoureuse est complètement idiote… il faudrait s’interroger sur l’incessante crédulité des femmes », et rappelle avec plaisir qu’à une certaine époque les femmes, telle Zita entichée de Maurice, aimaient les hommes. Il oscille entre amusement (la mode du jeûne, « le repos digestif » à six mille euros le bouillon de céleri), et tristesse devant l’arrogance des « péteux ». Du sacro-saint sens de la famille (« les nazis aussi étaient attachés à leurs enfants ») aux idéaux parentaux, tout ce qui relève d’une morale édifiante et conformiste se trouve sans cesse démystifié : Serge rêvait d’une fille géniale qui épouserait un riche dentiste mais elle ne devient jamais « le génie attendu » et, au contraire, s’accoquine avec un gauchiste espagnol prolétaire à la « rigidité maoïste tamisée par l’émerveillement amoureux ». Le roman se joue d’un monde irénique, à base de bienveillance, un monde trop lisse (« depuis que ma sœur est dans son truc d’aide sociale, elle a pris un ton péteux… son esprit s’est encore lissé ») avec ses radicaux chics qui « se vivent en gueux non sans fierté ». Face au tragique de « l’abominable lit médicalisé » qui a remplacé le « matelas des temps anciens » ou au professeur « infantilisant » qui délivre un « cocktail magique » pour euthanasier les vieillards, le rire permet d’affirmer la valeur de la personne humaine, sa dignité, ses potentialités. Il s’agit donc d’un rire pleinement humain qui ne perd jamais confiance dans le monde corporel, un rire à vocation humaniste. Il affirme des valeurs humaines essentielles : la singularité de l’individu contre les méfaits de la généralisation et de l’abstraction (« un savoir qui n’est pas relié à soi est vain »), la liberté, l’autonomie (« les gens ont le droit de vivre comme ils veulent ») et la nécessité vitale des liens entre les hommes, la solidarité (« des types… qui marchent main dans la main, une équipe fraternelle »). L’amour filial s’affirme loin de toute idéalisation de la famille : malgré un père capable de « rosseries » et une mère parfois dure, le souvenir des parents plonge le narrateur dans « une sorte d’attendrissement ». Il rêve de ressouder la fratrie (« les fratries s’effilochent, se dispersent, ne sont plus unies que par un fin ruban sentimental ou conformiste ») et entretient un lien très émouvant avec le fils de son ex-compagne, un magnifique petit garçon singulier et solitaire qui se moque du sérieux des adultes. Le rire s’accompagne d’une tendresse poignante, surtout dans les scènes d’intimité familiale (« Marion gazouille des choses à l’oreille de son fils. Elle lui parle une langue qui n’existe pas… Elle rit. Une chaussette de Luc est trouée. Je glisse mon doigt pour le chatouiller »). Le narrateur éprouve un émoi pour tous ces hommes fantasques et pittoresques et leurs faiblesses humaines (« une faiblesse qui passe de père en fils, comme tout finalement passe de père en fils ») : condamnés à une agitation perpétuelle (« tout le monde croit à un meilleur endroit »), désespérés dans leurs tentatives pour conjurer le sort, tel Serge prêt à s’infliger des mitzvah, ils ont tous recours à une petite cuisine intime, acte de résilience et de liberté. C’est ainsi que Romain Gary définit l’humour juif dans La Promesse de l’aube : « une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive ». Le rire du roman est à la fois un rire juif inscrit dans la tradition hébraïque, le nom d’Isaac signifiant en hébreu « il rit », et un rire universel puisque même Ramos, le marxiste, rit de son « rire marxiste ». Rire peu en vogue à notre époque si l’on en juge « le sérieux sans appel de la jeunesse ».

 

De l’esprit juif

Le thème de la judéité apparaît tout à la fois à l’arrière-plan du roman et d’importance significative, une judéité en même temps présente et absente, à l’image des Popper situés, eux-mêmes, entre appartenance et non-appartenance au judaïsme, entre « la légèreté que procure l’absence de patrimoine » et le poids de la mémoire. Juifs à cause de la Shoah (« ils étaient morts parce que juifs ») malgré une mère qui « s’était appliquée à n’être le maillon d’aucune chaîne », le rapport des Popper au monde juif ne tient qu’à un fil, un fil aussi décousu que l’intrigue du roman : le voyage mémoriel sur les lieux d’extermination. Leur périple rocambolesque à Auschwitz-Birkenau, comparé à un grotesque parc d’attractions kitsch, pose en filigrane la question juive de la mémoire (« mais quand tu retourneras à la bagnole, de quoi te souviendras-tu ? »). La transmission, comme toute tentative humaine, semble tragiquement vouée à l’échec et le narrateur ridiculise « ce fétichisme de la mémoire… un simulacre ». Il n’y aurait donc peu à attendre d’une mémoire qui consiste à « lisser l’événement et le ranger en bonne conscience dans l’histoire ». Mais la Shoah confronte brutalement l’homme à la question du mal : après l’annonce à la télé d’une cérémonie d’hommage aux victimes d’un attentat, Serge interpelle violemment la speakerine qui croit bon d’ajouter que rien ne serait plus jamais comme avant : « Si connasse, tout sera comme avant ». Du mal universel (« Regarde les japonais. Les australiens ! Ils voient un aborigène, ils sortent le hachoir ») et éternel (« Comment des hommes ont pu faire ça ? C’est inconcevable. Si, c’est concevable. Et ça se fait encore tu sais »), il n’y a aucune leçon à tirer. Israël, c’est tout ce qui reste de la judéité des Popper (« Mais nous avions Israël »), un lien sentimental (« avec Israël, on tombait aussitôt dans l’enflure et le pathos ») et une bibliothèque familiale regorgeant de récits à la gloire de ce « petit pays seul contre deux cents millions d’arabes ». Une certaine sensibilité juive s’exprime encore dans leur rapport au monde, une sensibilité empreinte de piété familiale (« c’est bon quand tu dis à un juif que tu dois loger ta fille »), de générosité (« à la mort de Max, j’ai gardé les orphelins roumains, le cancer, la sclérose en plaques, action contre la famine et je t’en passe), de scepticisme (« tout est bien. Ou triste. On ne sait… ce n’est peut-être pas complètement vrai ») alliés à une mélancolie (« elles font chier à vouloir bouffer du malheur ») et à un élan vital. Serge prétend même donner une subtile leçon de pensée juive quand il s’amuse à raisonner d’une manière digne du Talmud pour vanter les mérites de l’aumône chez les Juifs en opposition à la charité chrétienne : « Pas par charité, ni pour être gentil. Pas pour que le type puisse bouffer, non. Tu dois donner pour ne pas te dire quelques mètres plus loin, zut, j’aurais dû lui filer trois balles, ou si tu as donné, quel type épatant je suis. Et pourquoi tu ne dois pas te dire quel type épatant je suis ? Pas parce que c’est péché d’orgueil comme chez les cathos, non. Tu dois donner pour ne pas être encombré par des réflexions subalternes… Les juifs sont des génies ».

 

Une écriture à rebours de « la componction de notre époque »

Dans un monde post-moderne tragiquement dépourvu de substance, l’écriture concrète et cinglante de Yasmina Reza, d’une familiarité parfois triviale (« quelle famille de merde ») a valeur d’antidote. Le narrateur tourne en dérision les mots creux à la gravité affectée (« elles vont dire terrible, indicible à tout bout de champ… recueillement… ce mot aussi m’a semblé vide de sens »). Tout le récit est conté à rebours de la bien-pensance contemporaine que le narrateur fait mine de respecter : « L’idée maîtresse de ce périple était, pour le dire avec la componction de notre époque, d’aller sur la tombe de nos parents hongrois ». Avec le souci de tenir à distance tout sentimentalisme (« tu es attaqué par le sentimentalisme »), le réel n’est jamais édulcoré : la vieillesse, c’est une réalité prosaïque, « un couloir de gériatrie à la merci des salopes qui me feront des tartines à cinq heures », accepter sa finitude se ramène à avaler le yaourt (« Et maintenant ce cachet pilé dans le yaourt ! ») et la disparition d’un homme s’appréhende de façon bassement matérielle (« il n’y aura plus son nom sur le portable… Plus de petit champagne… Plus de toque d’astrakan et de bob d’été… »). Depuis Auschwitz (« la bourgade la plus fleurie jamais vue… qui peut se dire Oswiecim… si on veut être gentil ») et Birkenau signifiant prairie de bouleaux, on ne saurait plus jamais faire confiance au langage fleuri. L’ironie se trouve au cœur même du dispositif d’écriture : critique feinte de la structure relâchée du récit (« aucun sujet ne pouvait être développé, aucune histoire n’allait à son terme »), sa lourdeur (« je n’ai pas d’énergie pour la légèreté »), son manque de bienveillance (« à l’affût de toutes les faiblesses des gens ») et goût du sarcasme (« il faut toujours que tu ricanes, que tu te moques »). Hanté par ce qui est insignifiant et sans texture, le narrateur s’amuse ponctuellement à insérer des mots anglais dans son récit (« The last galette… Personne n’est à son best… Make up artist…) ou du jargon emprunté au monde de l’entreprise (« projets de cession… croissance externe… »). La question de l’inconsistance des mots se pose : « Les mots ne pèsent rien. A peine prononcés ils s’envolent telles des bulles… Qui s’en soucie ? Si un problème survient on corrige avec d’autres mots qui s’envoleront également ». La romancière leur oppose le pouvoir des images (« une image suffit pour faire tenir un homme entier ») et choisit le leitmotiv du corbeau dévorant un pigeon pour matérialiser son propos (« la victoire sinistre de la mort »). Obsédant et « outrecuidant comme le corbeau d’Edgar Poe », sa forme sombre, « plus sombre que la nuit », guette le narrateur à chacune de ses visites rue Grèze et son bec funèbre incarne la vanité de toute lutte contre la morbidité (« Quelle fragilité [pleutrerie] me paralyse devant ce volatile ? Envole-toi charognard. Dégage »).

 

Le roman témoigne d’un émoi profond pour l’homme forcé de reculer devant le « grand trou vide » et son rire lucide et décapant éclate au plus près de la vérité tragique de l’existence. Il fallait un sacré talent pour réussir un tel mélange d’humour, de vitalité et d’intériorité.

 

Mona

 

Yasmina Reza, femme de lettres et actrice, à la production très variée (théâtre, récits, romans) empreinte d’un pessimisme voilé d’humour, reçoit en 1987 le Molière pour sa pièce Conversations après un enterrement. À partir de l’automne 2006, elle suit Nicolas Sarkozy pendant sa campagne électorale, afin d’écrire un livre-enquête intitulé L’Aube le soir ou la nuit. L’écrivaine a obtenu de prestigieuses récompenses et notamment les deux prix anglo-saxons les plus réputés : deux Laurence Olivier Awards (Royaume uni), deux Tony Awards (États-Unis) pour Art (1998) et Le Dieu du Carnage (2009) et le prix Renaudot pour Babylone (2016).

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A propos du rédacteur

Mona

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Mona Guyot (pseudonyme Mona) née à Paris, ancienne élève de l'Ecole du spectacle, ex-comédienne du théâtre Roland Pilain,

Liseuse à voix haute au sein de l'association des Mots Parleurs  (participation à des lectures poétiques en milieu associatif et Festivals : Mots Dits Mots Lus, Mots à croquer...) et enseignante.