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Serena, Ron Rash

Ecrit par Léon-Marc Levy 15.03.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Le Livre de Poche

Ecrivain(s): Ron Rash Edition: Le Livre de Poche

Serena, Ron Rash

 

Se faire une place dans la littérature du Sud aux Etats-Unis relève de l’exploit depuis le passage époustouflant de William Faulkner dans le Delta. Peu y sont parvenus. Serena est la preuve que Ron Rash compte parmi ceux-là, au plus haut niveau.

Ce roman est d’une puissance, d’une violence, d’une grandeur de tous les instants. Le portrait de Serena Pemberton entre dans les plus grandes figures de femmes de la littérature. Si le cynisme de Scarlett O’Hara – emblème s’il en est des femmes du Sud – était déjà marquant, celui de Serena repousse toutes les limites de l’ambition personnelle jusqu’aux terres de la folie, jusqu’aux meurtres en série.

La violence de ce roman n’attend guère pour nous saisir. Elle déferle sur nous dès la 9ème page. A l’arrivée de Pemberton en gare de Waynesville (Caroline du Nord), accompagné de sa toute nouvelle épouse, Serena, connue depuis peu à Boston, une altercation tourne au drame. Harmon, un vieil homme qui veut défendre l’honneur de sa fille engrossée par Pemberton, est poignardé en public sur le quai de la gare.

« Le couteau d’Harmon chut avec bruit sur le quai. Comme s’il s’efforçait d’annuler les étapes qui l’avaient conduit à cette issue fatale, le montagnard porta les deux mains à son ventre et recula à pas lents, puis il s’affaissa sur le banc. Il leva les mains pour évaluent les dégâts et les cordons souples et grisâtres de ses intestins se répandirent sur ses genoux. Il étudia les organes internes de son corps, comme s’il cherchait à y lire son sort. Puis il releva la tête une dernière fois et l’appuya contre la cloison de la gare. Pemberton détourna les yeux en voyant se ternir le regard bleu de Harmon ».

Toute l’histoire de ce livre rejoint la grande Histoire de cette partie des USA. On est au tout début des années Trente, la grande Crise a frappé, des millions de prolétaires cherchent du travail. A tout prix. L’entreprise Pemberton exploite les forêts, déboise massivement les montagnes des Appalaches. Ron Rash retrouve ainsi un des thèmes favoris de son œuvre : la nature sauvage martyrisée, saccagée par les hommes sans scrupules, dont le seul ressort est le profit. Dans Le chant de la Tamassee, ce sont les eaux qui sont empoisonnées par la cupidité des hommes. La déforestation ravage tout, flore et faune, sans réglementation limitative, pourrissant terres et eaux.

« Henryson examina le fleuve envasé pendant quelques instants avant de se tourner vers Ross.

« En plus elle était bourrée de truites cette rivière. Il se passait pas un jour sans qu’on y trouve notre dîner, toi et moi. Et à cette heure, on n’y attraperait même plus un vairon.

– Et puis il y avait aussi du gibier dans le coin, continua Ross ; des cerfs, des lapins, des ratons laveurs.

– Des écureuils, des ours, des castors et des lynx, ajouta Henryson.

– Et des panthères, conclut Ross. J’en ai vu une, y a dix ans, sur les bords de cette rivière-ci, mais plus jamais j’en verrai une seule ici ».

Brutale, meurtrière, fatale, insensée, Serena règne sur son royaume et son peuple de bûcherons, son mari, docile et sot, inclus. C’est une femme comme il en est peu dans la littérature mais la passion profondément ancrée de Ron Rash pour Shakespeare nous amène inévitablement à Lady Macbeth. La perfidie, la violence sans bornes, la volonté de faire de son mari une légende du déboisement industriel – pour arriver, elle, à ses fins – en font la sœur jumelle de l’héroïne du grand Will. Mais à la différence de Lady Macbeth, Serena n’a jamais le moindre remords, le moindre sentiment de culpabilité. Elle est au-delà du bien et du mal, elle ne sait rien de la morale. Ron Rash a taillé là une figure sortie tout droit de l’Enfer.

« Lorsqu’il vit Serena en pantalon, sur la galerie couverte du bureau, le bonbon à la menthe qu’il suçait pour calmer ses maux de ventre lui resta en travers de la gorge.

« La v’là, postillonna-t-il, la v’là, la putain de Babylone en chair et en os. […] C’est le pantalon, proclama McIntyre. C’est dans l’Apocalypse. Le livre, y dit que la putain de Babylone, elle surgira aux derniers jours, vêtue d’un pantalon ».

A l’opposé de Serena, Ron Rash bâtit une autre figure de femme. La pauvre fille de service engrossée par Pemberton, son enfant sous le bras, devient peu à peu la deuxième héroïne du roman. Pleine de courage, de cœur et d’amour maternel, elle se dessine comme la figure de la Mère – directement sortie, elle, de la scénographie chrétienne de Marie. Contre les forces du Mal déchaînées, elle apprendra à déployer une force insoupçonnable. La Nature elle-même semble vouloir faire un écrin à la Madone et l’Enfant.

« Rachel traversa prudemment le terrain marécageux. Une salamandre orange sortit de sous un tapis de feuilles de chênes humides. La jeune fille se rappela que son père lui avait dit un jour qu’il ne fallait jamais faire de mal aux salamandres aux abords d’une source, car elles gardaient l’eau pure*. De l’autre côté du rocher en surplomb, elle trouva d’autres sanguinaires et de grosses touffes d’osmonde cannelle. Lorsqu’elle s’avança parmi elles, elle eut l’impression de marcher à travers des plumes de paon. Elles faisaient entendre un bruissement ténu contre sa robe et ce murmure dut apaiser Jacob, car ses yeux se fermèrent ».

Œuvre habitée, hantée par la métaphore biblique, ode à la Nature martyrisée par les hommes, roman au souffle d’une puissance universelle, Serena est le chef-d’œuvre d’un immense écrivain.

 

Léon-Marc Levy

 

* Lors de sa venue à la librairie Page et Plume de Limoges le lundi 18 septembre dernier, Ron Rash nous a dit que cette histoire de salamandre lui avait été dite par son père quand il était enfant.

 

VL3

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

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VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

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A propos de l'écrivain

Ron Rash

 

Ron Rash, né en Caroline du Sud en 1953, a écrit à ce jour trois recueils de poèmes, quatre de nouvelles (dont un finaliste du PEN/Faulkner Award 200, et trois autres romans – tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Ses nouvelles et poèmes ont été publiés, entre autres, dans The Yale Review, la Sewanee Review, la Southern Review. Son premier roman, Un Pied au paradis, unanimement loué par la critique, a été récompensé par l’Appalachian Book of the Year et le Novello Literary Award. Son dernier recueil de nouvelles, Burning Bright, a obtenu en 2010 le prestigieux Frank O’Connor Award. Il est actuellement titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la Western Carolina University. Il vit dans les Appalaches, berceau de sa famille depuis 1750 (source éditeur).

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /