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Rouge ou Mort, David Peace

Ecrit par Léon-Marc Levy 21.08.14 dans La Une Livres, Rivages, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Roman

Rouge ou mort (Red or Dead), traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias. 22 août 2014. 800 p. 24 €

Ecrivain(s): David Peace Edition: Rivages

Rouge ou Mort, David Peace

 

« And you'll never walk alone...
You'll never walk alone. 
Walk on, walk on, with hope in your heart, 
And you'll never walk alone... 
You'll never walk alone. »*

 

Ce livre n’est pas un roman – bien qu’il soit romancé. Ce n’est pas non plus un récit historique, bien que tout y soit rigoureusement fondé sur la réalité vécue. Ce n’est pas enfin un grand poème, bien que la langue y soit l’objet d’un travail permanent de rythmique et de sonorités. Ce livre – ce grand livre – est une Messe solennelle, une suite de psaumes, un hymne sacré dédié au football. Au Liverpool Football Club. A son entraîneur historique Bill Shankly. A son public de supporters passionnés, les prolétaires de Liverpool. Ce livre est chanté à un million de voix pour la gloire éternelle des « Reds », les « rouges », ceux qui ne « marcheront jamais seuls »*.

Bill Shankly. Figure emblématique du LFC – celui qui a mené le club au sommet du football anglais et européen, entre 1961 et 1975. Le cœur des cœurs. Le cœur du chœur. Celui que jamais un supporter du Liverpool FC n’appellera « Monsieur Shankly » parce que c’est Bill. Au stade d’Anfield, à l’usine, à la maison, au pub, dans la rue. C’est Bill, le père, l’ami, le frère, l’officiant enfin. Celui qui chaque semaine dirige la Messe du peuple ouvrier de Liverpool. Shankly est le héros de ce livre, c’est dans ses traces, ses doutes, ses espoirs, ses triomphes, ses échecs, ses ambitions, sa modestie, ses vertus morales inflexibles que nous suivons cette chorale qui chante les années glorieuses. Et son arrivée première à Anfield a quelque chose de messianique, nimbée de gloire sacrée.

« Bill attend l’aube, Bille attend la lumière du jour. Et Bill se lève. Bill se rase, Bill se lave. Bill met son costume. Bill met sa cravate. Et Bill descend au rez-de-chaussée. Bill prend son petit-déjeuner avec Ness et leurs filles. Bill les embrasse avant de partir. Bill sort de la maison, Bill monte dans sa voiture. Et Bill franchit les Pennines. Il dépasse Manchester – Pour entrer dans Liverpool. Pour se rendre au stade d’Anfield. »

C’est le début d’une odyssée, celle qui va de l’ombre à la lumière, du châtiment à la rédemption. Avec un moteur impossible à arrêter : l’amour du Liverpool FC, l’ambition jamais assez satisfaite.

« Il n’était jamais satisfait, il ne pourrait jamais l’être. Bill ne croyait pas à la satisfaction. C’était encore un mot dont Bill pensait qu’il devrait être chassé du vocabulaire. Banni et oublié. Dans la nuit et dans la silence. »

Ainsi le chemin de Croix, avec ses arrêts, sa longueur, ses peines, ses souffrances. Sans fin, encore et encore. « Bill sait qu’il faut s’être préparé. Préparé aux blessures, préparé à la douleur. A la douleur et à la souffrance. Il faut toujours être préparé. A la souffrance et à la douleur. »

« LI-VER-POOL. LI-VER-POOL. LI-VER-POOL … » est le seul vrai salaire de la peine. Le chant de messe du peuple rouge, des ouvriers des usines mangeuses d’hommes de la ville.

Le temps de l’écriture chez David Peace est structuré comme le temps du football. Constamment comprimé dans l’immédiateté – le match suivant – et constamment voué à l’infini, l’éternité : tout match n’est que le match qui précède le suivant, toute victoire est forcément vouée au prochain échec, toute saison achevée n’est que le prélude à la saison future. Combien de fois a-t-on moqué les propos de footballeurs interviewés après les matches « on prend match après match » ? Truisme certes mais ô combien collé au temps réel du footballeur ! Alors Peace écrit comme ça, en boucles incessantes, en répétitions inlassables. Bill Shankly est le cœur de ce jeu halluciné d’échos sonores : sa vie à Anfield, hors d’Anfield, chez lui près de sa Nessie dévouée, dans sa cuisine, au volant de sa petite voiture de prolétaire, est une interminable mélopée itérative, scandée par l’hymne rouge : Li-ver-pool ! Li-ver-pool ! Li-ver-pool !

« « Et Bill ferme les yeux. Dans la nuit et dans le silence. Dans son fauteuil. Bill entend la pluie tomber sur leur maison. Et Bille comprend que les mois remplis de dangers sont arrivés. Les mois de tous les dangers, les mois d’hiver. Les mois des journées courtes, les mois des longues nuits. Les nuits de pluie te les jours de boue, les jours de blessures et les nuits de douleur. »

Et la magie de l’écriture de Peace agit comme une substance hallucinogène. Peu à peu, goutte à goutte, on entre dans une léthargie douce, intégrale, une sorte d’état second qui nous mène à la dernière page comme dans une crise de somnambulisme et nous laisse, à la fermeture du livre, orphelin d’un univers, orphelin de Bill Shankly, grand cœur, grande morale, grand bonhomme.

Formidable exercice de traduction aussi - merci Jean-Paul Gratias - qui a su rendre la poésie sombre de ce livre.

De ce grand livre.

 

Leon-Marc Levy

 

  • « You’ll never walk alone » (« Vous ne marcherez jamais seuls ») est une chanson de 1963 interprétée par « Gerry and the pacemakers », qui est devenu l’hymne des supporters du Liverpool Football Club.
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A propos de l'écrivain

David Peace

 

David Peace est un écrivain anglais né en 1967 à Osset dans le West Yorkshire.

Il se fait connaître en France au début des années 2000 avec la publication du Quatuor du Yorkshire (1974, 1977, 1980 et 1983, éd. Rivages). Cette œuvre étrange, d'une noirceur et d'un pessimisme rarement égalés, installe Peace comme l'un des auteurs les plus originaux du néopolar anglais. Inspirée de l'affaire de l'éventreur du Yorkshire, qui défraya la chronique à la fin des années 1970jusqu'au milieu des années 1980, cette suite à l'intrigue tortueuse et torturée, peuplée de criminels sexuels et de marginaux, de flics brutaux et corrompus, n'est pas sans rappeler le Quatuor de Los Angeles de James Ellroy, l'un des maîtres de Peace.

Mais l'ambiance de ces quatre romans, brumeuse, pluvieuse, désespérée et coldest bel et bien anglaise, d'une Angleterre thatchérienne, celle du Nord, de Leeds, de Manchester et Sheffield avec ses banlieues ouvrières, ses pubs, ses drames et ses laissés pour compte. Peace prolonge ainsi la lignée des grands romanciers noirs anglais contemporains tels que Robin Cook, Ted Lewis ou John Harvey. D'autre part, son style déréglé, obsessionnel, lyrique jusqu'à l'outrance et d'une cruauté parfois insoutenable, vont même jusqu'à rappeler un Sade ou un Lautréamont.

 

(Source Wikipédia)

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /