Roman du temps nerveux, Reinhard Jirgl (par Yann Suty)
Reinhard Jirgl – Renégat, roman du temps nerveux (Quidam Editeur, 540 pages) 25 €
Ecrivain(s): Reinhard Jirgl Edition: Quidam EditeurA première vue, il faut s’armer de pas mal de courage pour s’attaquer à ce pavé de plus de 500 pages, écriture serrée, plein de jeux typographiques : italiques, majuscules, renvois de textes, tels des signets Internet. De quoi faire entrer Reinhard Jirgl, lauréat du Prix Georg-Büchner 2010, la plus haute distinction littéraire du monde germanophone, dans la catégorie des « post-moderne », aux côtés d’auteurs comme Thomas Pynchon ou William H. Gass. Catégorie un peu vaine qui a surtout pour utilité de dire qu’on a à faire à un bouquin un peu étrange, tendance OLNI, ouvrage littéraire non identifié, qu’on ne sait pas trop dans quelle catégorie caser. Et d’ailleurs quel intérêt de le caser quelque part… si ce n’est dans sa bibliothèque ?
Deux destins se croisent dans le Berlin des années 2000.
Un journaliste free-lance se sépare de sa femme après douze ans de mariage. Alcoolique, il tente de se soigner auprès d’une thérapeute dont il tombe amoureux. Il abandonne une dépendance pour une autre et quitte Hambourg pour la rejoindre à Berlin.
Parallèlement, un garde-frontière, fou de douleur après la disparition de sa femme décédée d’un cancer, aide une jeune Ukrainienne et son frère à passer la frontière. Peu après, il devient taxi de nuit dans la capitale pour tenter de la retrouver.
Plus que l’histoire, c’est le style qui est absolument époustouflant.
Le mot « style » peut d’ailleurs paraître limité pour évoquer Renégat, roman du temps nerveux. Reinhard Jirgl n’invente pas un style, il réinvente sa langue (au passage, une mention spéciale à Martine Rémon, la traductrice, pour son travail remarquable). Il casse les mots en plusieurs parties pour créer de nouveaux, il les colle les uns aux autres, joue avec. Il y a plus d’idées dans une phrase de Jirgl que dans nombre d’ouvrages…
La ponctuation est-elle une règle à laquelle il faut se plier ? Une convention à respecter coûte que coûte ? Pas pour Reinhard Jirgl qui met en place une nouvelle ponctuation.
Plutôt que d’ergoter, la meilleure preuve est par l’exemple. Voici deux extraits :
« Ses doigts me tendirent la fiche – 1 petit carré blanc sécurisant ; j’hésitai à la prendre : si j’accepte le bout de papier où figure l’adresse d’1 agent immobilier, la plus grosse de mes difficultés – sans-logis à Berlin – serait surmontée dans-un-1er-temps ; je serais, pour commencer, en=sécurité : mais !avouer justement, à-Cètinsntant, mon penchant à la lâcheté, à l’accommodation & la peur puérile dans la grande-forêt !m’humilie profondément : !?Que deviendrait mon intention originelle, me livrer corps-é-bien et suivre Cette femme comme 1 Hors-la-Loi, peu importe où elle irait - - » (p.61-62)
« Ma Premièrenuit ici=dans le Nouvel Appartement, rempli de rêves à l’instar du Sommeiléternel - :?Tout=monvécu jusque-là ?n’aurait-il été ? qu’un rêve-. » (p.76)
Renégat, roman du temps nerveux n’est pas un roman facile et n’est sans doute pas pour tout le monde. Riche et foisonnant, il offre une expérience de lecture qui rend beaucoup d’autres livres simples, voire simplistes. Sec et nerveux, comme son titre l’indique, il vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Mais en même temps, il vous caresse, d’une douce main poétique et lyrique. Un monument.
Yann Suty
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