Reflets des jours mauves, Gérald Tenenbaum (par Gilles Banderier)
Reflets des jours mauves, Gérald Tenenbaum, octobre 2019, 200 pages, 17 €
Edition: Héloïse D'OrmessonExiste-t-il des affinités aussi mystérieuses que subtiles entre la musique et le code génétique qui, à partir de quarante-six chromosomes, fait qu’aucun être humain ne ressemble exactement à un autre ? Ce même code génétique forme-t-il la figure moderne (mais en réalité éternelle) du destin, du fatum antique ? Se contente-t-il – ce serait déjà beaucoup – de déterminer la couleur de nos yeux, de nos cheveux, la forme de notre nez, ou régit-il également nos goûts, nos actions ? Existe-t-il des affinités plus mystérieuses et plus subtiles encore entre le code génétique et la Kabbale, ce très ancien courant du judaïsme, qui scrute non seulement les mots du texte sacré, mais encore les lettres de chaque mot à la recherche d’un sens caché ? Dieu a créé le monde par un acte de langage.
On le sait, les « littéraires » s’intéressent peu aux avancées scientifiques. George Steiner a écrit à ce sujet une page amère. Au rebours, non seulement les scientifiques cultivent souvent les arts en amateurs éclairés, mais ils nous donnent parfois des œuvres à part entière, comme ces Reflets des jours mauves, dont l’auteur enseigne les mathématiques à l’université de Nancy (on lui doit des ouvrages sur les fascinants nombres premiers, ainsi qu’une Introduction à la théorie analytique et probabiliste des nombres).
Le roman prend son héros à un moment délicat de sa carrière : la réception d’un prix. On pense à La Confusion des sentiments, qui commence lorsque le personnage principal est gratifié du traditionnel recueil de « mélanges » publié en son honneur. Michel Lazare (le patronyme est en soi significatif) est un généticien de réputation mondiale, issu d’une lignée de Juifs alsaciens, marchands de bestiaux. Un de ses oncles, chantre à la synagogue de Ribeauvillé, s’était plongé – et ce genre de plongeon est en général sans retour – dans l’étude de la Kabbale. En théorie, tous les alphabets de toutes les langues du monde (et tous les chefs-d’œuvre qu’elles ont produits) pourraient donner lieu à de semblables spéculations. On pourrait imaginer des études de ce genre autour de Platon, de Virgile, de Dante ou de Shakespeare. Dans la pratique, seuls l’hébreu et la Bible hébraïque ont engendré cette forme d’exégèse profondément originale. Regardant étudier son oncle, qui cherchait à percer les arcanes de l’univers à travers les lettres mêmes du texte sacré (une réfutation implicite des théories de Saussure), Michel Lazare a pris le goût des codes et de leurs infinies combinaisons. Ainsi devint-il généticien. Mais, comme d’autres avant lui, il découvrira que « la connaissance est un présent d’une infinie cruauté quand elle ne permet pas d’agir » (p.115). Que les recherches autour du code génétique soient une des grandes aventures intellectuelles de notre temps, il serait malvenu d’en douter, compte tenu des perspectives médicales et philosophiques qu’elles ouvrent (ne signent-elles pas la fin du projet moderne lancé par Pic de la Mirandole – qui fut kabbaliste – dans sa fameuse Oratio ?). Qu’il soit possible d’écrire sur ce sujet un beau roman, où se perçoivent les échos de Baudelaire et de Brel, une œuvre à la fois à jour des connaissances scientifiques et s’inscrivant dans la pure tradition du roman français, paraît moins certain. C’est pourtant ce qu’a fait le Pr. Tenenbaum et nous devons l’en remercier.
Gilles Banderier
Professeur d’université, Gérald Tenenbaum est mathématicien et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la théorie des nombres.
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