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Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en ciel, Barbara Cassin (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino le 30.06.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en ciel, Barbara Cassin, Fayard, 2018, 256 pages, 19 €

Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en ciel, Barbara Cassin (par Marie-Pierre Fiorentino)

Le titre, comme les premières lignes de ce livre de Barbara Cassin, sont un hommage à l’ouvrage de J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire (How to do things with words), point de départ de sa réflexion sur les pouvoirs du langage. Le philosophe anglais a montré que, dans certains cas, le langage ne remplit pas une fonction descriptive, affirmative ni aucune autre jusque-là identifiée mais constitue une action en lui-même. Par exemple les formules « je promets », « je parie », « je baptise », « je vous déclare mari et femme », sont en même temps des actes qu’Austin a nommé des performatifs (ou énoncés performatifs), to perform indiquant en anglais le fait d’agir efficacement ; on parle en français de performance.

Cette capacité performative du langage, B. Cassin, forte de sa formation d’helléniste et de philosophe classique, va l’explorer en repartant de l’un des textes fondateurs de notre culture, L’Odyssée. Œuvre poétique décriée en tant que telle par Platon, elle contient pourtant ce que la philosophe identifie comme un « performatif païen », la déclaration d’Ulysse à Nausicaa, « Je te prends les genoux ».

La première partie du livre constitue en ce sens une lecture très personnelle d’un classique. Elle fait aussi émerger clairement la question abordée et le problème qu’elle soulève. Que peuvent réellement les mots ? Leurs différentes fonctions sont-elles compartimentées selon une distinction remontant à la querelle entre philosophie, à la recherche de la vérité, et rhétorique, désireuse de persuader, distinction à laquelle les performatifs d’Austin semblent rajouter une épaisseur ou bien les différents usages du langage ne convergent-ils pas vers un même but, agir sur le monde ?

 

Des fonctions traditionnellement reconnues au langage à « l’effet-monde »

« Parler de… » est une fonction évidente du langage ; les scientifiques, par exemple, parlent de la nature, les philosophes du bonheur ou de la morale ; « parler de… » appelle une distinction entre vrai et faux. Platon puis Aristote ont fixé des règles pour que triomphe cette dimension contre celle qu’ils accusent de ne viser que la persuasion, la rhétorique. La rhétorique consiste à « parler à… ». Par exemple, lors de sa plaidoirie, l’avocat parle aux juges. Les philosophes grecs, qui s’estiment seuls garants du bon usage du logos (le langage mais aussi la raison, tout ce qui relève du discours rationnel et raisonnable, de la cohérence logique exempte de contradictions), dénoncent dans le discours rhétorique le risque de dissimulation, voire le mensonge. Gorgias, le plus célèbre des sophistes, ces professeurs de rhétorique, devient alors la cible de la philosophie qui fait comme si « parler à… » excluait de fait « parler de… », la vérité étant alors étrangère à tout discours rhétorique. B. Cassin opère alors une réhabilitation de celle-ci en consacrant à Gorgias la deuxième partie de son livre.

En effet, la rhétorique participe à la troisième dimension du langage, qui n’est ni exclusivement « parler de… », ni exclusivement « parler à… », mais qui consiste à constater tout en s’adressant aux autres pour avoir un effet concret sur la réalité, pour la modifier. B. Cassin nomme cette dimension performative « l’effet-monde ». Par exemple, lorsqu’en 1789, les députés de l’Assemblée Constituante déclarent que « Tous les hommes naissent libres et égaux… », ils constatent un fait largement établi par les philosophes contractualistes des XVIIème et XVIIIème siècles ; ils parlent donc des hommes et de leur nature. Mais en même temps ils s’adressent (« parlent à… ») autant à la noblesse et au clergé pour remettre en question leurs privilèges qu’au tiers-état pour lui énoncer ses droits. Ce faisant, ils instaurent un ordre nouveau qui va progressivement s’imposer comme un modèle dans le monde. Ces mots, « les hommes naissent libres et égaux… », ont un « effet-monde ». C’est pourquoi « l’être est un effet du dire », certaines choses existant parce qu’on les a initialement dites. Cet effet-monde, particulièrement opérant en amour, l’est aussi en politique. La politique, comme espace public construit collectivement dans l’intérêt commun, est alors au cœur de la troisième partie.

La voix d’Arendt y rejoint celle de Platon et Aristote, entre autres, pour éclairer et évaluer un événement de la fin de XXème siècle dans lequel B. Cassin, qui en a été un témoin direct, observe un cas typique de « l’effet-monde » : la Commission Vérité et Réconciliation qui a évité à l’Afrique du Sud, après l’abolition de l’apartheid en 1998, de sombrer dans une guerre civile.

 

Quand une philosophie se construit sous nos yeux

Malgré la difficulté que constituent les sauts rapides et parfois déroutants d’une référence à une autre, l’ouvrage est passionnant car B. Cassin nous offre le plaisir d’assister à la construction d’une pensée philosophique. Or, il n’y a pas de pensée sans mots. En revenant à l’étymologie de termes érodés et appauvris par l’usage (pays, poésie, païen, dieu…), B. Cassin restaure leur puissance sans jamais tomber toutefois dans le dogmatisme, la force des mots résidant d’abord dans leur équivocité. Et si on ne pense jamais seul mais avec la pensée des autres, celle de B. Cassin affiche sa singularité. Le « je » n’y est pas toujours le « je » cartésien universellement subjectif mais souvent un « je » qui s’engage non seulement dans le débat philosophique mais aussi dans le débat politique.

Par sa démarche, B. Cassin est donc l’héritière du Socrate des dialogues platoniciens. Mais rompue à tous les procédés de ce redoutable interlocuteur, elle n’est pas dupe des biais qu’il utilise contre ses adversaires, poètes et rhéteurs, dans le seul but de donner à la philosophie naissante ses lettres de noblesse ; elle en démonte ainsi quelques-uns. Au passage et sous la houlette d’Arendt, elle met en garde contre un risque de la philosophie : « rien de plus illusoire et dangereux pour la condition humaine que l’ordinaire de la philosophie ». Car après avoir montré comment on peut faire des choses avec des mots, B. Cassin n’entend pas que ce constat devienne une doctrine, débusquant au-delà le problème qui demeure irrésolu : « quand on fait des choses avec les mots, que devient la vérité ? ». Les égratignures qu’elle a faites à Socrate ne l’empêchent pas de partager son souci de la vérité, non plus cependant comme idéal à chercher hors de la caverne mais comme valeur pour l’action car « si l’on fait vraiment des choses avec les mots, alors rien n’empêche qu’on fasse n’importe quoi ».

Or, B. Cassin constate que la politique contemporaine tend dangereusement vers ce n’importe quoi : le culte sarkozyste de la performance, le rôle des fake-news dans l’élection de Donald Trump, l’image d’Emmanuel Macron, Président alors fraîchement élu, etc. Que vaudrait une réflexion sur le langage, dépourvue d’une portée éthique, et une pensée philosophique qui débusquerait le diable sans proposer d’armes pour le combattre ? Si celles que propose B. Cassin ne sont guère originales, l’art et la culture, c’est parce qu’il n’y en a, en définitive, pas de plus efficaces dans leur innocuité. N’empêche que le rappeler est une nécessité tant ces domaines sont relégués au profit d’autres réputés plus nécessaires. La philosophie, pour B. Cassin, n’est donc pas détachement du monde, même dans les détails du style. « Austin nous aura prévenus, mais une femme prévenue est loin d’en valoir deux », parodie-t-elle pour s’affirmer en tant que femme philosophe, montrant par son œuvre que, paradoxalement, la philosophie n’a pas de sexe.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

Barbara Cassin, née en 1947, spécialiste en philosophie antique et en sophistique, est depuis 2018 membre de l’Académie Française et médaillée d’or du CNRS. Ses travaux sur la traduction (Dictionnaire des intraduisibles, 2004) et l’exposition Après Babel, traduire, dont elle a été la commissaire au MuCEM à Marseille (2016-2017), ont contribué à la faire connaître du grand public. C’est aussi en 2018 qu’elle crée les Maisons de la sagesse, dont la vocation est d’accompagner les immigrés par un travail sur les mots. Elle avait auparavant dirigé le Centre Léon-Robin sur la pensée antique (2006-2009) et été présidente du Collège international de philosophie (2011).

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A propos du rédacteur

Marie-Pierre Fiorentino

 

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr