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Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 12.03.24 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Langue allemande, Roman, Grasset

Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann, Grasset, Coll. Les Cahiers Rouges, trad. allemand, Charles Wolff, trad. revue, corrigée, Olivier Mannoni, 283 pages, 9,60 €

Edition: Grasset

Professeur Unrat (L’Ange bleu), Heinrich Mann (par Patryck Froissart)

 

Quarante ans après avoir pris place dans la Collection Les Cahiers Rouges de chez Grasset, le roman d’Heinrich Mann, paru initialement en 1905 (oui !) sous le titre Professor Unrat oder Das Ende eines Tyrannen, qu’on peut (qu’on doit) (re)découvrir en cette version sortie en novembre 2023 dans la même collection, n’a rien perdu de sa puissance expressionniste.

Les portraits du professeur Unrat, de ses trois étudiants, et de la chanteuse Lola Frölich sont toujours de ceux qui restent indécrochables dans la galerie mémorielle du lecteur parmi ceux des personnages littéraires qu’il a fréquentés.

« Comme son nom était Raat, tout l’établissement l’appelait Unrat, ‘le fumier’. Rien de plus simple ni de plus naturel ».

Le récit commence dans l’institut bourgeois où Unrat enseigne le grec et le latin, par cette phrase dont un mot, et un seul, essentiel, détermine d’emblée non seulement la perception qu’il faut avoir du professeur mais encore l’atmosphère, l’odeur et la nature du milieu dans lequel les acteurs évolueront tout au long de la narration : le fumier.

Et en effet, page après page, tout naturellement, ça pue…

Le professeur hait férocement, obsessionnellement, la plupart de ses élèves, qui le haïssent tout autant, tout en le craignant car il tient entre ses mains le résultat terminal de leurs études, lequel peut, s’il est négatif, avoir de graves et définitives conséquences sur leur avenir.

C’est ainsi qu’au cours d’une carrière qui compte plusieurs décades au moment où il entre en scène, il s’est fait, dans toute la ville dont une bonne partie des habitants masculins sont passés, en cohortes successives, par ses fourches caudines, une réputation de maître d’études despotique, acariâtre, malfaisant, incarnant un ordre moral ultraconservateur dont les traits élémentaires sont exacerbés jusqu’à la caricature. En réaction, la population lui voue une unanime détestation que chacun manifeste, à son passage, ouvertement, en pleine face ou dans son sillage, par des gestes et des cris de répugnance parmi quoi cet infâme sobriquet qui le poursuit en tout lieu.

Cette année-là, les cibles privilégiées du professeur Raat sont von Ertzum, hobereau à l’esprit lent et lourd, Kieselack, du genre sournois et vicieux, et surtout Lohmann, qui se dit poète et s’affiche romantique, dilettante, élégant.

« Unrat semblait lui vouer une haine particulière, à cause sans doute de l’irréductible esprit d’opposition qu’il sentait en lui, mais peut-être aussi parce que Lohmann n’usait jamais de son surnom ; et le vieux sentait obscurément que ce silence était plus lourd de menaces que les criailleries des autres ».

Aussi, lorsque le professeur découvre, après avoir lu dans le cahier de rédaction de Lohmann, qu’il a confisqué, trois vers dédiés à une certaine Lola Frölich, obscure chanteuse se produisant au cabaret de l’Ange Bleu, que l’étudiant et ses deux condisciples fréquentent chaque soir l’établissement et y dépensent des sommes importantes dans l’intimité de l’artiste, en cachette de leurs parents et en toute illégalité compte tenu de leur jeune âge, il décide de s’y rendre, en totale contravention aux règles morales puritaines qu’il a toujours strictement observées, surmontant sa répugnance pour les lieux de débauche de cette nature, afin de les y prendre en flagrant délit, de les « pincer ».

« Il voulait des remparts puissants pour la société : un clergé influent, un sabre solide, une stricte obéissance et des mœurs rigides.

[…]

Il s’avoua que l’ordre ne serait rétabli que lorsqu’il aurait réussi à “coincer” ledit Lohmann ».

Mais, et c’est alors que le roman acquiert cette dimension psychologique, sociologique, morale qui fait le chef-d’œuvre, voilà que le personnage pudibond, asocial, mesquin, formaliste, rigoriste, strict partisan de l’ordre politique et moral, impitoyable et pitoyable, coincé dans une éthique de vie aussi rigide qu’étriquée, en vient vite, et de manière irréversiblement croissante, à se complaire dans les chiffonneries et les petites beuveries de la loge de Lola, puis fait d’elle son idole et la présente bientôt partout comme une icône de la chanson et jette aux orties tous ses tabous et…

La suite, stupéfiante, renversante, appartient au lecteur.

Heinrich Mann, narrateur omniscient, brosse avec une acerbité, voire une férocité narrative d’une implacable efficacité, le sinistre tableau d’une moyenne et petite bourgeoisie provinciale dont l’hypocrisie est le caractère essentiel, et au sein de laquelle tout détenteur d’une parcelle de pouvoir peut se comporter légitimement en tyranneau. La débauche n’est tolérable ici que si elle est clandestine et se pratique entre initiés discrets. Les relations sociales, empreintes de méchanceté, de bassesse, de calomnies, de coups par derrière, de trahisons, de hargne, de haine, de retournements de veste, de compromissions, de panurgisme, peuvent à tout moment aboutir au lynchage de l’individu qui ne se conforme pas à la norme sociale de façade.

Unrat, cette « ordure », est à la fois la victime, le héraut et circonstanciellement le héros de ce qui pourrait bien être, si on interprète en ce sens le dessein de l’auteur, la représentation microcosmique de l’état de notre civilisation.

On sait que l’adaptation cinématographique en 1930, de ce roman, par Josef Von Sternberg, a connu, sous le titre L’Ange bleu, un succès mondial et a lancé la carrière de l’actrice Marlene Dietrich y interprétant le rôle de Lola.

 

Patryck Froissart

 

Heinrich Mann, né le 27 mars 1871 à Lübeck et mort le 11 mars 1950 à Santa Monica, est un écrivain allemand. Il est le frère aîné de Thomas Mann. À partir de 1931, il préside la section de poésie de l’Académie des arts de Prusse, dont il est expulsé en 1933 après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes. Il quitte l’Allemagne et se réfugie en France (Paris et Nice) puis après la défaite Française de juin 1940 s’exile aux États-Unis.



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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)