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Presque une nuit d’été, Thi Thu

Ecrit par Fanny Guyomard 31.08.18 dans La Une Livres, Rivages, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman

Presque une nuit d’été, août 2018, 180 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): Thi Thu Edition: Rivages

Presque une nuit d’été, Thi Thu

 

« Je voulais capter ce qui fait de l’homme un homme » (p.14).

Une narratrice erre dans les rues d’une ville indéterminée, ou dans l’imaginaire des récits qu’elle recueille. A travers son regard de photographe et les mots d’une romancière, elle tente de restituer la condition humaine, cette fragile existence emportée dans le flux des éléments, mais qui peut se retourner en force lorsqu’elle accepte d’épouser ce mouvement qui nous est imposé.

Le roman suit ce long cheminement, qui au départ ne semble concerner qu’une individualité ennuyée et vagabonde. Mais au fil des rencontres et des histoires, la narratrice de notre temps moderne prend pleinement conscience de l’universalité de sa quête personnelle. Car chaque protagoniste vit la même quête : trouver sa place.

Dès lors, si chaque existence n’est que la variation d’un même thème, « J’aurais dû m’en douter : ce que je cherchais n’avait plus de sens désormais » (p.133). La prose légère et souvent amusante rejoint alors une dimension spirituelle, l’ampleur d’une recherche métaphysique : la vie d’un être n’a plus vraiment d’orientation progressive, puisque tout se répète à l’infini. L’homme n’est qu’une goutte de pluie qui s’évapore au soleil, un grain de sable roulé par les vagues, un brin d’herbe qui se plie au vent, une coccinelle qui peine à prendre son envol, ou encore la roche de Sisyphe, qui est inlassablement hissée sur la colline pour basculer et recommencer son ascension subie. L’homme, inscrit dans un cycle, n’a plus qu’à essayer de comprendre ce moment perpétuel, de capter les instants volatils du quotidien.

Et pourtant…

Et pourtant, il y a un moyen de sortir de cette itération accablante. A travers des dialogues aux allures maïeutiques, la narratrice apprend que pour s’en échapper, il faut d’abord s’échapper à soi-même : quitter la case du « yin » pour se préparer à entrer dans le « yang ».

Car en filigrane, c’est bien cette dualité constante qui imprègne le roman. Pesanteur et légèreté, terre et ciel, vacuité et plénitude. La femme, engluée dans sa torpeur indolente et apathique, ne rêve que de rejoindre les nuages, des espaces qui donnent lieu à de magnifiques passages textuels que seule la poésie peut atteindre.

« J’aurais dû m’en douter : ce que je cherchais n’avait plus de sens désormais », car celle qui cherche un état contemplatif doit pour cela abandonner sa recherche.S’abandonner soi-même.

On part alors pour une quête de l’abandon, un paradoxe qui n’en est plus un dès lors que l’on est accompagné par un être excentrique, un philosophe ou un écrivain dont le regard éclairant nous distancie de nous-même. C’est alors que l’on parvient à retourner au vide primitif, au recommencement de l’âme.

Mais comment s’opère ce basculement ?

Par la transmission de savoir, de la solarité d’un corps, d’histoires mythiques, historiques ou contemporaines qui racontent l’expérience du basculement. Car on remarquera que les personnages de ces récits se situent toujours sur les bords, prêts à tomber, que ce soit dans l’âge adulte ou dans la mort.

Ces histoires mettent le doigt sur ce qui définit l’humain, les trahisons, la déception, mais aussi le courage et l’amour. L’amour est déployé sous toutes ses formes, que ce soit l’amitié, l’amour filial ou l’attachement à sa moitié. On revisite alors le mythe de l’androgyne, où les deux êtres, qui ne formaient qu’un dans un temps mythique, doivent renoncer à cette monstruosité pour vivre dans le monde réel, humain.

Toujours avec humilité, le récit rejoint de manière imperceptible les hauteurs du tragique au moment même où la narratrice parvient à l’étape du basculement. Car ce moment coïncide avec l’amour, qui ne peut cependant survivre dans sa complétude. L’unité s’accomplit lorsque le yin et le yang ne forment plus qu’un cercle, lorsque les deux êtres vivent hors de soi pour se rejoindre. Ils « tombent » alors amoureux : basculent de l’autre côté, et « montent » vers les nuages…

Mais cette réunion n’appartient qu’aux êtres monstrueux, imaginaires ou morts, car elle annule ce qui constitue la nature de chaque être. Le yin ne restera toujours qu’à côtédu yang.

Il faut donc retourner sur terre et repartir pour un nouveau cycle. Mais l’individu séparé de sa moitié doit apprendre à former un être à part, à être maître de ses gestes, intègre.

Il fallait un roman, pour déployer cette philosophie complexe, qui demande à renouer avec son unité originelle tout en affirmant son propre corps et sa propre volonté. Chaque histoire développe cette idée, en montrant par exemple la destruction provoquée par un amour étouffant et égoïste, ou encore une amitié brisée par le silence et le vol. Le lien entre chaque histoire est renforcé par l’indétermination spatio-temporelle initiale de ses premières pages, ou par un objet symbolique, comme ces pipes brisant deux amitiés.

Mais on précisera que le roman n’impose pas sa lecture métaphysique, qui se dessine en filigrane. Le lecteur se laissera transporter par les contes, les dialogues vifs et concis, les poèmes denses ou les courtes scénettes piquantes.

Les dernières pages du roman sont magnifiques. Le récit entre en écho avec l’incipit, reformant alors le cycle éternel des éléments. Après être passée par le rêve, la mort, le mythe, la narratrice revient à un état initial, mais apaisé. C’est un grain de sable balayé par les vagues, un minuscule individu baladé par les événements mais qui accepte avec sagesse ce souffle irréductible. Car « qu’importent le temps et les efforts, se débattre contre les flots était inutile » (p.200). A la fragilité, la négligence, le renoncement ne s’est pas substitué le parfait contrôle de soi, mais l’endurance et la lucidité.

Après la nuit et le silence, place, donc, au jour et à la parole. Après avoir reçu les récits de vies, c’est au tour de l’écrivaine de donner, de raconter, de devenir une passeuse. Le vent n’assèche plus ses lèvres comme au départ, mais la narratrice, désormais, peut « sentir ses effets », maintenant que l’on revient d’un long voyage.

L’écriture elle-même embrasse ce basculement éternel du jour vers la nuit, par un va-et-vient entre l’obscurité et la lumière, l’indicible et l’éclairant, du détail vers une description poétique du global. C’est une « manœuvre précise et vaine » (p.200), réalisée grâce au regard du photographe et du romancier formé à la contemplation, lui qui en a fait l’expérience au moyen de récits dont il s’est nourri. Sa parole et son regard distanciés s’apparentent alors à ceux du passager d’une voiture, qui retranscrit les flashs, les formes et les couleurs défilant sous ses yeux. Il fait partie de ce roulement, sur la route ou le sable, mais parvient, en ayant conscience de ce flux dans lequel il est inscrit, à s’en détacher. La vie humaine est un entre-deux, nous nous tenons à mi-chemin entre l’océan et le rivage, deux pôles qui font partie d’un autre monde. Nous sommes prêts à basculer, à la lisière du jour et de la nuit. Presque dans la nuit, presque dans l’été.

 

Fanny Guyomard

 


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A propos de l'écrivain

Thi Thu

 

Née en 1990, Nguyen Thi Thu signe son premier roman

 

A propos du rédacteur

Fanny Guyomard

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Fanny Guyomard, journaliste et ex-khâgneuse, elle s’intéresse plus particulièrement à la question de soft power passant par les arts et le numérique. @FannyGuyomard