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Pour saluer la parution d’Au cœur des ténèbres dans la Pléiade, par Matthieu Gosztola

Ecrit par Matthieu Gosztola le 05.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Bonnes feuilles

Pour saluer la parution d’Au cœur des ténèbres dans la Pléiade, par Matthieu Gosztola

 

Pour saluer la parution d’Au cœur des ténèbres, au sein d’un volume spécial de la Pléiade, en voici deux extraits choisis, dans la très belle traduction qui nous est (re)donnée, de Jean Deurbergue :

 

Le soleil disparut, l’ombre s’abattit sur le fleuve, des lumières commencèrent à apparaître le long du rivage. Le phare de Chapman, juché sur ses trois pattes au-dessus d’un banc de vase, brillait d’un éclat vif. Des feux de navires se déplaçaient dans la passe – tout un remue-ménage de fanaux qui montaient et descendaient. Et plus loin à l’ouest, très en amont, l’emplacement de la ville monstrueuse avait laissé sa marque sinistre sur le ciel ; la masse pesante et sombre de tout à l’heure, au soleil, était devenue sous les étoiles une énorme lueur blême.

« Ici aussi, dit soudain Marlow, ç’a été un des coins obscurs de la terre ».

Il était le seul d’entre nous à continuer de « répondre à l’appel de la mer ». Le pis que l’on pût dire de lui était qu’il n’était pas représentatif de sa classe. Il était marin, mais il était aussi nomade, alors que la plupart des marins mènent, si l’on ose dire, une vie sédentaire. Ils ont l’esprit d’un tour casanier, et leur maison ne les quitte jamais – c’est le navire ; il en va de même pour leur pays – la mer. Rien qui ressemble plus à un navire qu’un autre navire, et la mer est toujours la même. Dans l’immuabilité de ce qui les entoure, les rivages étrangers, les visages étrangers, l’immensité changeante de la vie, tout cela défile lentement, derrière le voile tendu non point par le sentiment du mystère, mais par une ignorance teintée de mépris ; car il n’est rien de mystérieux pour un marin, hormis la mer elle-même, qui est la maîtresse de son existence, aussi impénétrable que la Destinée. Quant au reste, après ses heures de travail, le hasard d’une flânerie ou d’une bordée à terre suffit à déployer à ses yeux le secret de tout un continent, et il estime en général que le secret ne vaut pas d’être connu. Les histoires de marin ont une simplicité directe, dont tout le sens tient dans la coque d’une noix ouverte. Mais Marlow n’était pas typique (si l’on excepte sa propension à dévider des histoires), et pour lui le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme les cerneaux, mais à l’extérieur, enveloppant seulement le récit qui l’amenait au jour comme un éclat voilé fait ressortir une brume, à la semblance de l’un de ces halos vaporeux que rend parfois visibles l’illumination spectrale du clair de lune.

Sa remarque ne parut pas du tout surprenante. C’était bien du Marlow. Elle fut acceptée en silence. Nul ne prit la peine d’émettre ne serait-ce qu’un grognement, et bientôt il dit, d’une voix très lente : « Je pensais aux temps très anciens où les Romains sont arrivés ici pour la première fois, il y a dix-neuf cents ans – l’autre jour… Un lumière a rayonné à partir de ce fleuve depuis – des chevaliers, dites-vous ? Oui ; mais elle ressemble à un incendie qui galope sur une plaine, à un éclair jaillissant d’entre les nuages. Nous vivons dans cette lueur fugitive, puisse-t-elle durer aussi longtemps que la vieille terre continuera de rouler ! ».

 

*

*    *

« Je regardais devant moi – je pilotais. “Fermez le volet, dit soudain Kurtz un jour. Je ne peux supporter de regarder ça”. Je m’exécutai. Il y eut un silence. “Oh, mais j’arriverai bien un jour à te déchirer le cœur !” lança-t-il au monde sauvage devenu invisible.

Nous tombâmes en panne – comme je m’y attendais – et dûmes désarmer pour réparer à la pointe d’une île. Ce retard fut la première chose qui ébranla la confiance de Kurtz. Un matin, il me donna une liasse de papiers et une photographie – le tout ficelé avec un lacet de soulier. “Gardez-moi ça, dit-il. Cet imbécile malfaisant (il voulait dire le directeur) est capable de venir fouiner dans mes affaires pendant que je ne fais pas attention”. Je le revis l’après-midi. Il reposait sur le dos, les yeux fermés, et je me retirai sans bruit, mais je l’entendis murmurer : “Mener une vie juste, avoir une mort, une mort…”. Je tendis l’oreille. Rien d’autre ne vint. Répétait-il dans son sommeil quelque discours, ou était-ce un lambeau de phrase venu d’un article ? Il avait écrit pour les journaux et entendait le faire de nouveau, “pour l’avancement de mes idées. C’est un devoir”.

Ses ténèbres personnelles étaient impénétrables. Je le regardai comme on essaie de distinguer un homme qui gît au fond d’un précipice où le soleil ne donne jamais. Mais je n’avais guère de temps à lui consacrer, car j’aidais le mécanicien à démonter les cylindres mal joints, à redresser une bielle tordue, et autres tâches semblables. Je vivais dans un fouillis infernal de rouille, de limaille, d’écrous, de boulons, de clefs, de marteaux, de drilles à rochet – toutes choses que j’abomine, parce que je ne m’entends pas bien avec elles. Je m’occupais de la petite forge que, Dieu merci, nous avions à bord ; je trimais péniblement dans un lamentable amas de ferraille – sauf quand j’avais trop la tremblote pour tenir debout.

Un soir que j’entrais avec une bougie, je sursautai en l’entendant dire d’une voix un peu chevrotante : “Je suis couché là, dans le noir, à attendre la mort”. La lumière n’était pas à trente centimètres de ses yeux. Je me forçai à murmurer : “Oh ! ne dites pas de bêtises !” et demeurai debout à côté de lui, comme cloué sur place.

Jamais auparavant je n’avais vu quelque chose de comparable au changement qui envahit ses traits, et j’espère bien ne jamais rien revoir de pareil. Oh, je n’étais pas touché. J’étais fasciné. C’était comme si un voile s’était déchiré. Je vis sur ce visage d’ivoire se peindre l’orgueil sombre, le pouvoir implacable, la terreur abjecte – le désespoir intense et absolu. Revivait-il sa vie dans tous ses détails de désir, de tentation et d’abandon pendant cet instant suprême de connaissance totale ? Il s’écria dans un murmure devant quelque image, quelque vision – il s’écria deux fois, en une exclamation qui n’était qu’un souffle :

“L’horreur ! L’horreur !”

Je soufflai la bougie et quittai la cabine ».

 

[Matthieu Gosztola]

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com