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Portrait d’aujourd’hui (Paint It Today), Hilda Doolittle (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 09.02.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Nouvelles, USA, Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Portrait d’aujourd’hui (Paint It Today), Hilda Doolittle, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, janvier 2024, trad. anglais (États-Unis) Juliette Frustié, 128 pages, 14 €

Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque

Portrait d’aujourd’hui (Paint It Today), Hilda Doolittle (par Yasmina Mahdi)

 

Pleurs, douleurs

Portrait d’aujourd’hui est une nouvelle inédite et inachevée d’Hilda Doolittle (née à Bethlehem en Pennsylvanie en 1886, décédée à Zurich en 1961), traduite pour la première fois en français par Juliette Frustié. H.D. (l’acronyme emprunté par Hilda Doolittle) a écrit ce Portrait intime en 1921, « dans un monde (…) où l’homosexualité était considérée comme une pathologie et traitée comme un crime » [A. Cazé]. Texte qui ouvre le cycle largement autobiographique d’une tétralogie, donc : Portrait d’aujourd’hui, Hermione, Dis-moi de vivre, et Le Don. Hilda Doolittle a été proche d’« Ezra Pound, de Frances Josepha Gregg, Richard Aldington et Bryher (…) soit le fiancé, l’amante, le mari, la compagne » [A. Cazé].

Indéniablement, H.D. use d’une prose poétique imagée, puisant aux sources antiques, entre autres dans les Métamorphoses d’Ovide. L’écriture de la poétesse est olfactive tant le rapport à la nature y est intense – floraisons luxuriantes, goût des saisons, des petites bêtes familières, amour particulier porté aux arbres et aux plantes aquatiques. Pourtant, au milieu de l’effervescence vitale, la mort guette. « Aussi belle soit-elle, la perfection est toujours brisée », confie H.D., qui crée des tableaux, de la matière onctueuse mais en y incluant la finitude. La métaphore et l’anaphore sont la forme scripturale de l’écrivaine qui, au passage, griffe la peau de ses personnages, les dissèque même (voire sa relation tumultueuse avec Ezra Pound). Pour Hilda Doolittle, la transcendance est forcément du domaine du féminin, ainsi que la mystique ; elles en sont les corollaires, ici, à travers Mite et Josepha. Les deux protagonistes effectueront un voyage à la façon du Grand Tour, à l’origine un long voyage en Europe effectué par les jeunes hommes (et plus rarement par les jeunes femmes) des hautes classes de la société européenne et plus tard, américaine. La séparation des deux amies, causée par leurs mariages respectifs, celui de Mite avec Basil (un homme volage), sera douloureuse, et les rancœurs qui s’ensuivront avec Josepha aussi…

Par des sous-entendus complexes, l’auteure brouille les pistes de l’énonciation du je, du elle, du tu et des elles. Les sensations éprouvées par ces jeunes étudiantes appartiennent de façon singulière à « ces Européens transplantés que l’on appelle Américains ». Hilda Doolittle se qualifie elle-même issue de « la violence d’un métissage » de la nation américaine, pragmatique, cohabitant avec l’Europe tempérée, sophistiquée (idéale ?). Elle livre le compte-rendu digne d’un historien de l’art lors d’une visite au musée, observant l’effet d’optique particulier provoqué par les peintures, leur réverbération dans « les yeux de Josepha ». Sans cesse en acte d’auto-observation, en attention dirigée vers l’intérieur d’elle-même, accaparée par ce qui se déroule en son for intérieur, H.D. questionne, note, réfute.

L’amour porté à Mite prend la forme tantôt d’une étoile, tantôt d’une fleur extraordinaire. Cependant, les allusions restent énigmatiques – « Les mille roses cognaient dans ma cervelle, en martelant les parois. Les mille, mille roses » –, une digression autour de la rose, différente de l’anaphore de Gertrude Stein. H.D. voit en surplomb les événements, plane au-dessus d’eux, en « speculum » du féminin, en esquissant les possibilités de construction d’un sujet féminin. L’épaisseur de sens et les va-et-vient temporels des changements de ton s’accompagnent de citations savantes, avec les présences de « la jeune fille de Délos », d’Hécate, de Sappho, d’Électre, de Keats, de Byron, Shakespeare, Théocrite, etc. : « Oh, jeune fille de Délos, foule la côte. Répands le sable blanchi sous les pieds des étrangers, car nos amis n’ont pas de foi ».

L’ensemble de l’ouvrage est d’une intertextualité très moderne, enrichie par l’ajout d’un discours indirect libre aux beaux passages homoérotiques : « Ses yeux bleus étaient dignes de ce que l’on dit voir au paradis ; (…) des yeux que Messaline aurait transformés en acier étincelant (pour poignarder César) ; des yeux couleur de jacinthe embuée avant sa floraison. (…) Les yeux bleus fixaient les yeux gris, qui comme une tornade dévoraient le bleu le plus pur de ce paradis ».

Et : « Lorsqu’elle retirait sa jupe, avec ses grandes jambes nues et sa blouse rêche qui lui arrivait à peine aux genoux, Mite n’était pas si différente de sa charmante amie. Du moins dans l’idée. Mite avait l’air un peu brut ; pas un rosier blanc, peut-être un petit mélèze, puisqu’elle ne perdait pas ses feuilles, ou alors un jeune pin ? ».

 

Yasmina Mahdi



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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.