Ponce Pilate, Roger Caillois
Ponce Pilate, Roger Caillois, novembre 2015, 128 pages, 6,90 €
Ecrivain(s): Roger Caillois Edition: Gallimard
Roger Caillois (1913-1978) fut surréaliste, puis, une vingtaine d’années plus tard, membre de l’OuLiPo, à l’image d’un certain Raymond Queneau, par exemple. Il fut aussi éditeur de littérature sud-américaine, de retour d’exil en 1945, et permit à ce titre au public francophone de se frotter à l’œuvre protéiforme et réjouissante pour l’esprit d’un Jorge Luis Borges. Avec pareil curriculum vitae, nul ne s’étonnera qu’il ait écrit lui-même des œuvres joueues, au premier rang desquelles le présent récit, Ponce Pilate (1961), dont la dimension ludique vient de ce qu’il appartient à un genre qui, pour sérieux et sérieusement traité qu’il soit, n’en relève pas moins d’un enfantin « et si… » ludique : l’uchronie. Calqué sur le mot « utopie », ce mot désigne des récits où l’on rejoue l’Histoire, où on la réécrit à partir d’un point nodal. Ainsi parmi les plus célèbres, on en compte deux au moins imaginant l’Histoire si l’Allemagne nazie, et l’Axe en général, l’avait emporté : Le Maître du Haut Château, de Philip K. Dick, et Fatherland, de Robert Harris ; Norman Spinrad, pour sa part, imagine un Hitler émigré vers les Etats-Unis et devenu auteur de science-fiction aux thématiques douteuses, dans Rêve de Fer.
Certains auteurs sont plus ambitieux encore et imaginent, qui un monde dont la chrétienté a disparu au Moyen Age à cause de la peste noire (Kim Stanley Robinson, dans Chronique des Années Noires), qui un monde dominé par une Rome jamais défaite (Robert Silverberg, dans Roma AEterna). On pourrait allonger la liste des exemples, plus ou moins talentueux, en y ajoutant La Patrouille du Temps, de Poul Anderson, pour toutes ces pages montrant un monde ayant bifurqué par accident et qu’il faut remettre sur le droit chemin…
Caillois, pour sa part, a été à la fois modeste et ambitieux. Modeste, parce que, dans les faits, Ponce Pilate ne relate pas tant une uchronie, sauf brièvement dans son « Epilogue », que les prémices et prémisses d’une longue Histoire alternative – mais celles-ci fondent toute notre civilisation, ni plus, ni moins. En effet, Ponce Pilate raconte une paire de jours dans la vie de son personnage principal éponyme, ceux durant lesquels il eut à ratifier la mise à mort ou non d’un certain « Jésus », condamné par le Sanhédrin pour, entre autre, s’être proclamé « roi des Juifs », et ayant en cela porté « atteinte à la souveraineté de César ». Après diverses tergiversations, Pilate, dans le récit de Caillois, décide de proclamer l’innocence de Jésus, avec comme conséquence que « le Messie […] continua sa prédication avec succès et mourut à un âge avancé. Il jouissait d’une grande réputation de sainteté et on fit longtemps des pélerinages au lieu de son tombeau. Toutefois, à cause d’un homme qui réussit contre toute attente à être courageux, il n’y eut pas de christianisme ».
En une grosse centaine de pages, ce que montre Caillois, fin connaisseur des enjeux philosophiques liés au pouvoir dans la Palestine du… huitième siècle après la fondation de Rome, ce sont les atermoiements et autres réflexions de Pilate, confronté à plusieurs avis pour autant d’opinions relatives à ce Jésus et au sort qu’il faut lui faire subir. Dans l’ordre d’apparition, Pilate est confronté aux prêtres, Anne et Caïphe, qui tentent de convaincre le Procurateur de donner son « contre-seign » à la peine de mort décidée par le Sanhédrin ; en gros, l’objectif est de transférer sur l’occupant romain la responsabilité de la décision, qui elle est irrévocable. Ensuite vient Procula, la femme de Pilate, qui « confia à son mari qu’elle était tourmentée par un rêve et qu’il convenait de sauver le Juste dont les Juifs exigeaient le supplice ». Là, c’est Pilate qui commence à être au supplice, moralement du moins. D’autant que l’intervenant suivant, Ménénius, « esprit politique, sagace, circonspect, en qui de longues années de service dans les terres périphériques avaient endormi beaucoup de sots scrupules en même temps qu’elles avaient déposé en lui une lente et précieuse expérience », résume la situation comme suit : « deux écueils à éviter : l’un, placer Jésus sous la protection de la force romaine ; l’autre, assumer la responsabilité de son supplice ». Et Ménénius, donc, de recommander la mise en scène du lavage des mains… Puis arrive la confrontation à Judas, logorrhée extraordinaire, quasi mystique, dont il ressort que « la volonté de Jésus est que [Pilate] le [fasse] crucifier », et qui se conclut sur une crise d’épilepsie.
Le chapitre central du livre, le quatrième sur sept, est quant à lui dédié à l’interrogatoire, celui de Jésus, au terme duquel Pilate décide qu’il est « inoffensif », cela au grand dam des prêtres. Là se dévoile toute la finesse de Pilate, ainsi que celle de Caillois, qui a fait du Procurateur un adepte des philosophes grecs, en particulier des stoïciens, qui réagit de la sorte lorsque Jésus évoque la vérité : « Pilate ne put s’empêcher de sourire. La vérité ? Comme c’était simple ! Et quelle naïveté d’en parler avec cette assurance ! Il est vrai qu’un illettré, fils d’un artisan obscur, né dans un village perdu, ne pouvait guère connaître les difficultés inextricables qu’enveloppait pareil concept, dès qu’on tentait de l’analyser. Le Romain se rappela les controverses des sophistes et les polémiques grecques. Il était à la fois attendri et irrité ». En bref, Pilate réagit avec philosophie, oppose une sagesse multi-séculaire aux turpitudes du moment présent.
En cela, il est aidé par son ami Mardouk, « qui était Chaldéen, et par conséquent expert dans l’oneirocritique. […] La conversation de Mardouk à la fois le ravissait, le distrayait et l’apaisait. En outre, parmi les qualités du Mésopotamien, celle qu’il appréciait le plus était un scepticisme qui dépassait le sien, qu’il avait longtemps cru insurpassable avant de rencontrer l’étranger ». C’est avec cet ami qu’il passe la soirée concluant la rude journée dédiée au cas Jésus, et Mardouk, probablement sous l’effet de la boisson, partage soudain une vision des choses telles qu’elles se dérouleraient après la crucifixion du Messie, vision hallucinée qui parcourt au galop l’histoire du monde. Dans ces pages, encore plus que dans les autres, Caillois parsème son texte de flambées stylistiques éblouissantes, empruntant des raccourcis sublimes, à l’image de celui-ci : « Il anticipait le destin de Byzance et racontait les marbres de Sainte-Sophie, dont les veines symétriques figureraient des chameaux et des démons. Il évoquait l’entrée des croisés à Constantinople (Byzance devait changer de nom), puis la prise de Constantinople par les Turcs, puis, revenant aux beaux-arts et sautant plusieurs siècles, le tableau du peintre Delacroix représentant les croisés entrant à Constantinople, puis les pages du poète Baudelaire louant le tableau, puis les articles des critiques louant les pages de Baudelaire. Il suivait telle ou telle série dans l’épaisseur transparente du temps. C’était pour lui comme une ébriété ». Pour le lecteur aussi, ces pages sont synonymes d’ébriété : Caillois est étourdissant de maîtrise, d’une concision sidérante pour dire le monde avec le Christ – et donc laisser imaginer ce même monde sans ce même Christ.
Ensuite, un chapitre montre Pilate confronté à lui-même, et un autre décrit son insomnie, avec encore quelques pages sublimes, des phrases qu’on verrait bien gravées sur l’un ou l’autre frontispice (« Il lui échappait que Mardouk, s’il ne croyait pas aux dieux, croyait, en revanche, à ce qui fait que les hommes inlassablement imaginent des dieux », ou encore « Pilate se complut à la pensée que, même si le Dieu des Juifs, ou quelque dieu que ce fût, avait escompté sa faiblesse, il restait libre d’être courageux », et puis « l’âme humaine ne commet le mal que consentante »). Car il faut le souligner, encore et encore : Caillois était un écrivain total, à la fois narrateur et styliste parfaits, et sa concision fait mouche aujourd’hui encore.
Pour conclure sur l’écriture, il faut célébrer l’intelligence qu’a eue Caillois de focaliser tout le récit par Ponce Pilate, de faire transiter tous les événements de ces deux journées cruciales, ceci dit sans mauvais jeu de mots, par la perception et l’esprit d’un homme cultivé, bien qu’un peu paresseux et adepte de la facilité, désireux de confronter sa situation à la pensée des philosophes grecs. Cela donne toute sa puissance à ces deux journées, et une nuit, durant lesquelles un homme, un Romain, a littéralement tenu l’histoire du monde entre ses mains, et aurait pu choisir de ne pas se les en laver. Et l’ensemble fait du récit de Caillois une manière de petit chef-d’œuvre vers lequel retourner encore et encore pour puiser un rien de sagesse, un rien de beauté littéraire et un rien de questionnement sur la portée de la moinde décision prise – ou non.
Didier Smal
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