Poésie, Raymond Carver
Poésie, novembre 2015, trad. anglais Jacqueline Huer, Jean-Pierre Carasso, Emmanuel Moses, 432 pages, 24 €
Ecrivain(s): Raymond Carver Edition: L'Olivier (Seuil)
Essentiellement, Raymond Carver (1938-1988) est un nouvelliste, l’un des plus importants du vingtième siècle, toutes nationalités confondues, au point que le Sunday Times, le jour de sa mort, titra : « Le Tchekhov américain est mort ». Ses nouvelles sont des tranches de vie, de banalité aurait-on envie de dire, qui montrent des gens normaux à un paroxysme, à la limite de l’explosion, un peu comme celles de Salter ou de Banks, ses contemporains. C’est un regard empathique posé sur le réel que propose Carver dans ses nouvelles, dont au moins deux recueils peuvent figurer en bonne place dans toute bibliothèque : Débutants et Les Vitamines du Bonheur. Mais ce regard empathique n’exclut en rien la critique implicite, celle de ces hommes (et ces femmes) qui courent après des bonheurs dérisoires, voire illusoires, au risque de se détruire. Ce que décrit Carver, au fond, ce sont peut-être bien les ratés de la vie américaine, le terme « ratés » désignant à la fois les personnes et les embardées du moteur de la poursuite du bonheur.
A côté de cette œuvre de nouvelliste, Carver a rédigé de nombreux poèmes et publié une dizaine de recueils de son vivant ; dans le cadre de la publication de ses Œuvres Complètes, entamée il y a cinq ans, les Editions de l’Olivier en dédient le neuvième et ultime volume aux trois derniers recueils de poèmes signés Carver : Où l’Eau S’Unit avec l’Eau (1985), La Vitesse Foudroyante du Passé (1986) etJusqu’à la Cascade (1989), le tout dans une excellente traduction signée Jacqueline Huer, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses.
Pour qui lit ces poèmes pour la première fois, une chose saute aux yeux : à quel point ils forment un tout continu avec les nouvelles de l’auteur. En effet, dans ses poèmes, Carver se fait lyrique parfois (« Est-il chose plus merveilleuse qu’une source ? », le poème intitulé Où l’Eau S’Unit avec l’Eau) tout en conservant le ton désabusé qui est le sien dans ses nouvelles (« Fais ça pour moi ce matin. Tire le rideau et reviens te coucher./ Laisse tomber le café. On va faire semblant/ d’être à l’étranger, et amoureux » La Route). Ce sont des poèmes où il est question de la vie, du bonheur (« Il vient/ à l’improviste. Et va bien au-delà, en réalité,/ de tout ce qu’on peut raconter sur lui le matin » Le Bonheur), de souvenirs mis en vers libres (« Les saisons changent. La mémoire s’embrase », très beau premier vers de Wenas Ridge), et aussi de pêche à la ligne, à de multiples reprises, pour en évoquer le plaisir ou pour en tirer une leçon sur la vie. Ce sont des poèmes que l’on lit, à vrai dire, comme on lirait de courtes nouvelles, dans lesquels soudain surgit une phrase, une formulation qui occupe l’esprit pour quelques minutes ou plus, à l’image de celle-ci : « Mes poumons sont pleins de la fumée/ de ton absence » (Une Forge et une Faux).
Quiconque a lu les œuvres en prose de Carver ne peut donc que succomber à sa poésie : la même petite musique, des thématiques similaires, à ceci près que l’auteur conserve majoritairement la première personne du singulier pour exprimer ce qu’il ressent, ses souvenirs ou ses désirs : « Je sais qu’il serait temps que je change de vie./ Ma vie – cette vie avec ses complications/ et ses coups de téléphone – ne convient pas,/ et c’est une perte de temps » (La Passerelle). Il y a une part d’autobiographie dans les poèmes ici recueillis, et c’est parfois bouleversant : comment trouver la paix, comment même la chercher lorsqu’on vit entouré d’êtres que l’on est censé aimer mais qui n’en veulent qu’à votre argent, pas même à votre temps ? Tout cela appartient au tragique du quotidien, celui déjà mis en exergue dans les nouvelles de Carver, avec d’occasionnelles leçons de vie : « Je vis que la trahison n’est qu’un autre nom/ du deuil, de la faim » (Quota). Mais reste l’amour, celui pour Tess, sa femme, qui vaut quelques beaux vers qu’on devrait citer dans leur intégralité, mais ce serait vain, et on les laissera découvrir à qui lira le présent volume.
Ces poèmes sont donc des réactions, parfois épidermiques, au quotidien, à ce qui environne Carver, à ce qui le touche ; certains sont ainsi dédiés à des auteurs, des artistes, voire ornés d’une épigraphe – et l’on entraperçoit une constellation vers laquelle se dirigeaient souvent les regards du poète, dont les étoiles ont pour nom Machado, Akhmatova, Tchekhov (on y reviendra), Michael Cimino, Murakami, Bonnard (« Tout ce qui vit s’épanouit là » Les Nus de Bonnard), Renoir, Kafka, Goethe ou encore Artaud. A ces artistes, Carver se frotte, comme on frotte deux morceaux de silex, et cela fait jaillir des étincelles. Ainsi, au contact du Français, Carver arrive à cette conclusion très juste : « Bon d’accord, Antonin, il n’y a plus de chefs-d’œuvre./ Mais tes mains tremblaient quand tu l’as dit,/ et derrière chaque rideau il y a toujours, et tu/le savais, ce froissement ».
Dans cette constellation, une étoile brille plus fort que les autres aux yeux de Carver : c’est le Russe Anton Tchekhov, et cette admiration donne à l’ultime recueil poétique de l’Américain une forme décousue en apparence, un côté patchwork, qui est aussi celle que l’on pourrait donner à un testament (Carver se savait atteint d’un cancer dont l’issue ne pouvait être que fatale) qui tenterait de concilier les souvenirs heureux aux déceptions et aux passions calmes – un bonheur désabusé, en somme ? Oui, pourquoi pas. Mais revenons à la forme : le recueil Jusqu’à la Cascade est parsemé d’extraits de l’œuvre de Tchekhov, en particulier d’un texte intitulé L’Amour est une Région bien Intéressante ; ces extraits de nouvelles résonnent avec le propos de Carver (troublante et émouvante confrontation entre le poème Ce qu’a dit le Docteur et l’extrait de L’Amour… intitulé Hurlons par Carver) : ce dernier se les approprie en un geste d’une ultime élégance, celui d’un homme qui a donné suffisamment à la littérature pour lui reprendre un peu, pour faire siennes quelques-unes de ses plus belles pages.
De même, dans cet ultime recueil, Carver insère quelques pages sur son rapport à la revue Poetry, celle qui lui a montré que la poésie était possible alors qu’il avait dix-huit, vingt ans, et dans laquelle il a finalement été publié en 1984 ; un testament, vous dis-je, un testament, et un magnifique, encore. Un testament, et une synthèse : quasi toutes les thématiques fréquentées dans les poèmes (ou les nouvelles) précédant ce recueil s’y retrouvent, de la pêche à la ligne au plaisir de ne rien faire, avec une forme de gravité qui ne serait qu’émouvante chez un médiocre auteur mais devient accentuation formelle chez Carver le poète.
Et lorsque vient le moment de fermer Poésie, après trois poèmes d’une dignité sublime, dont un ultime à mémoriser et à citer souvent (« Et as-tu reçu ce que/ tu voulais de cette vie, malgré cela ?/ Oui./ Et que voulais-tu ?/ Me dire bien-aimé, me sentir/ bien-aimé sur la Terre », Dernier Fragment), on sait que ce n’est que pour retourner en ses pages, pour s’arrêter à nouveau sur telle ou telle image saisissante, sur tel ou tel ressenti à approfondir, mais aussi au reste de l’œuvre de Carver, prose et poésie, qui semble ne former qu’un tout pour dire une petite vie, qui serait ratée de peu, ou réussie à la marge. Une vie à chérir, en somme.
Didier Smal
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