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Poèmes vernaculaires, Les Murray (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 19.09.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie, Océanie

Poèmes vernaculaires, Les Murray, éditions De Corlevour, août 2022, trad. anglais (Australie) Thierry Gillybœuf, 112 pages, 18 €

Poèmes vernaculaires, Les Murray (par Didier Ayres)

Des choses

Le sel actif qui persiste après la lecture de cette belle traduction très récente de Thierry Gillybœuf de Les Murray, le grand poète australien, c’est la combustion des mondes dans la poésie agissante en sa réalité mondaine avec son idiotisme, combustion qui implique le combustible de la langue elle-même, laquelle fige les choses, ou observe l’inertie des choses, transforme tout en chose. De là, une vision du monde extraordinairement complexe. Celle d’un poète parataxique, fait de fragments de compréhension et d’énigme. Une force surgit en tout cas.

 

L’infâme météorite est en route pour éteindre le monde,

c’est sûr. Mais regarde bien, et sa menace remplit ta journée.

Les braves ne meurent-ils qu’une seule fois ? Je pourrais le faire cent fois par semaine,

cramponné à mon pouls avec le bord du monde à portée de main.

Il faut dire et souligner l’implication de l’écriture dans son sujet, comme le monde réel entrant dans la maison presque folle de l’artiste, d’où cette matérialité des images employée par Murray. C’est à une poésie définie comme synecdoque, un élément pointant un monde, que nous sommes livrés.

 

Ici ça manque d’espace et de temps :

égalité et justice, pour être vraies,

exigent l’éternité. Ce n’est qu’en

les nommant qu’on postule l’au-delà.

 

Il faut dire combien cette poésie est un imagier, qui rassemble des tropes de l’art brut – comme les figures démentes d’assemblées de petites filles et de garçonnets dans la peinture de Henry Darger (lequel a aussi composé des milliers de feuillets manuscrits). Ces images ne sont pas sans rappeler la polymorphie des peintures de Jérôme Bosch, ou des scènes presque incohérentes de Pierre Brueghel l’Ancien.

 

Mais en arrivant sur l’île, qui est comme la pupille

dans les acres de l’œil, de l’eau dégouline de leurs habits

comme de lourdes chaînes. Ils peinent et s’allègent

à mesure qu’ils grimpent dessus. Tout cela est comme le passé

mais rien de tout cela n’est triste. Cela ne s’arrête jamais.

 

Cette polymorphie des poèmes de Les Murray n’a rien de hasardeux, mais est pesée à l’once d’un univers intérieur qui a sa cohérence – y compris dans le désordre du monde (mais le monde n’a-t-il pas toujours été mû par des pulsions diverses et désordonnées ?). Restent l’angoisse profonde et le salut. Ces textes suggèrent la logique du rêve lequel refait la réalité à l’insu du dormeur qui, pour lui, constitue justement la dernière plasticité convaincante – comme est convaincante cette écriture parfois difficile. Mais j’ai plaisir à partager quelques autres vers de cette belle littérature qui tend vers le classique moderne.

 

Je n’ai fait que regarder. Les poètes ne sont rien

dans ce vortex du profit. Le plaisir

et les décorations de la satiété

étaient tout un métier, mais la poésie était toujours

une classe, régalée de dons, pas d’argent.

La honte ancienne, de payer pour l’amour ou le sacré.

Renions le sacré, et il nous faut payer.

 

Didier Ayres


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.