Pas la défaite, Gilles Moraton (par Patryck Froissart)
Pas la défaite, Gilles Moraton, Editions Maurice Nadeau, janvier 2023, 240 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Faire d’un déserteur un héros, ce peut paraître un paradoxe, une gageure, une boutade, ou un contresens. Il n’en est rien en ce roman de Gilles Moraton faisant du franco-espagnol Paco un personnage on ne peut plus sympathique qui, se retrouvant seul dans la tourmente et le chaos de la débâcle de 1940, aux environs de Noyon, son régiment ayant été décimé par les Allemands, jette l’uniforme aux orties et le fusil au fossé et tente de rentrer chez lui, dans le sud, en se cachant à la fois des forces ennemies qui avancent sur la même ligne que lui, voire devant lui, des autorités françaises qui pourraient le condamner pour désertion ou le remettre aux forces d’occupation par zèle pétainiste, et de villageois xénophobes enclins en ces temps troublés à agresser tout étranger de passage.
Quant à lui, « Il ne se considère pas comme un déserteur mais comme un vaincu en fuite ».
« Enlever l’uniforme, c’est déjà mettre fin symboliquement à la guerre. A la sienne en tout cas ».
Animé par un narrateur omniscient qui se coule intégralement dans la peau, l’esprit et les sens de son personnage, le récit est intégralement en focalisation interne, y compris lorsque la troisième personne se substitue, ici et là, au jeu du JE/TU auquel se livre constamment Paco, qui s’interpelle, s’apostrophe, se questionne, se répond, se morigène, s’invective, se morfond, se reproche, se fait honte, invoque Lénine, se fait enguirlander par cet autre soi qu’il appelle « L’autre »…
Ah ben, tant pis, hein, on ne peut pas faire la guerre et vendanger. Tu devrais penser à autre chose au lieu de ruminer ces évidences, parce qu’après avoir dit ça, t’es aussi couillon qu’avant. Tu crois qu’on va te demander de donner ton avis ? Alors pense à autre chose. C’est ça, penser à autre chose alors qu’on peut partir sur le front à tout moment, il en a de bonnes, l’autre. Tu sais ce qu’il te dit, l’autre ? D’accord, d’accord, laisse tomber…
Paco, ce communiste invétéré, a « fait » la guerre d’Espagne dans les rangs, évidemment, des Républicains. Immigré en France avec sa famille six ans avant l’entrée en guerre de notre pays, il est naturalisé français et, conséquemment, mobilisé dans l’armée française en 1939. Le fil narratif s’articule sur la succession des étapes quotidiennes d’une lente et périlleuse traversée de la France, de la région de Noyon jusqu’aux environs de Perpignan, à la progression marquée par le décompte qu’effectue régulièrement Paco des cigarettes qu’il lui reste à fumer dans son havresac.
Tout au cours des phases rythmées de cette pérégrination dans la descente d’un pays dont il ne perçoit que de façon bien floue la géographie, Paco, a contrario, remonte en mémoire, et à rebours, l’enfilade des circonstances qui l’ont amené à cette ultime bataille qui a consacré la déroute des forces armées françaises, où ont été tués devant ses yeux les deux amis avec qui il s’était lié dès leur conjointe incorporation. Ce procédé narratif, de nature à retenir le lecteur, instaure un double mouvement dont la boucle est bouclée au moment où d’une part Paco retrouve sa famille, et au point où d’autre part le lecteur a fini d’apprendre tout ce qui importe de son passé, de son engagement politico-syndical et de sa vision marxiste inébranlée, inébranlable d’un monde où paradoxalement les certitudes collectives sont mises à mal.
Ainsi sont reconstituées les conversations de bivouac entre Paco et ses amis Jules, et Miguel, un autre franco-espagnol ayant lui-même « fait » sa guerre d’Espagne. Leurs disputes fraternelles, en particulier celles qui ont pour objet les positions controversées de Staline dans le déroulement de la guerre d’Espagne, reviennent hanter la marche hasardeuse de Paco, ponctuées par des extraits du journal de Jules, que notre homme a récupéré sur le cadavre de son camarade.
25 mai. Paco et Miguel sont toujours en bisbille avec leur guerre. C’est sans doute une douleur pour eux mais ils me font rire, c’est plus fort que moi. Paco voudrait élever une statue à Staline alors que pour Miguel ils ont perdu la guerre [d’Espagne] à cause de lui. Je ne m’en mêle pas, ce serait indécent, d’ailleurs je ne sais pas où est la vérité.
Ainsi se recomposent, par intercalations récurrentes dans le récit principal, les péripéties, parfois comiques, parfois tragiques, de la lutte syndicale menée avant la mobilisation générale par notre Paco, journalier dans une grande propriété vinicole, lutte qui s’achève par une victoire cinglante des ouvriers agricoles contre le patronat local, victoire que porte haut le héros entre la défaite de son camp républicain en Espagne et celle, tout fraîchement douloureuse, de son pays d’adoption contre l’Allemagne. Pas la défaite, en l’occurrence, à l’issue de ce combat dont certaines scènes ne sont pas sans avoir quelques accents du Germinal de Zola.
Ainsi s’écrit, en d’autres intervalles, l’histoire qui rapproche Pilar, la sœur de Paco, de José, autre compagnon de la guerre d’Espagne, resté là-bas dans une résistance acharnée aux milices fascistes jusqu’aux massacres extrêmes qui contraignent les rescapés à la Retirada vers une France leur ayant ouvert, non sans réticence, in extremis, sa frontière pyrénéenne où Paco est allé clandestinement le récupérer pour lui éviter l’internement forcé dans les camps où les réfugiés espagnols, qualifiés de « Rouges », seront traités de façon fort peu hospitalière par les autorités françaises.
Ainsi sont mises en scène la naissance et l’évolution de la relation affective, née au village peu avant la mobilisation, entre Paco et Margot et scellée par la promesse du mariage qui doit advenir dès le retour du soldat. Cette perspective heureuse est le moteur premier de la marche du déserteur, bien que l’aiguille figée de la boussole qu’il se donne ainsi soit un temps désorientée par la rencontre, dans une ferme isolée sur la route menant à Auxerre, de Jeanne, jeune femme seule, propriétaire, bourgeoise à l’attraction de qui il ne peut réussir à échapper, après plusieurs jours d’une halte qui tend à s’éterniser dans une ambiance de confusion amoureuse, qu’en se répétant obstinément des formules toutes faites extraites ou adaptées de son idéal communiste.
L’amour est un concept bourgeois.
La Révolution est une affaire sérieuse.
La lutte des classes interdit le mélange des classes.
Les circonstances particulières d’une rencontre ne font pas de cette rencontre le creuset d’une histoire possible.
Il n’y a rien à attendre du hasard.
Un révolutionnaire ne court pas après les femmes.
Le lecteur est dans le mouvement permanent, dans le mouvement physique aléatoire de la marche du fuyard et de la marche du temps, dans le mouvement des pensées contradictoires et du dialogue intérieur face aux événements concomitants et à ceux du passé, dans le mouvement de la remémoration, et, ponctuellement, dans le mouvement prospectif, projectif du récit que Paco prévoit de faire, à son retour, de ses aventures, avec ses variantes, ses omissions volontaires, ses fioritures, ses enjolivures, ses outrances héroïques.
Plus tard il dira peut-être qu’il a failli se noyer dans le fleuve, emporté vers le fond par un tourbillon, ou qu’il a croisé un requin, le Loch Ness, un contre-torpilleur allemand, va savoir ce qu’il dira, plus tard.
Tout cela, finalement, ce ne sont que des histoires.
Eh bien, de celles-ci, on ne peut que se régaler !
Un sacré personnage, le camarade déserteur Paco ! Merci à Gilles Moraton de nous avoir permis de faire sa connaissance et de l’accompagner dans ses périples.
Patryck Froissart
Gilles Moraton, né en 1958, est bibliothécaire à la Médiathèque André Malraux de Béziers. A partir de 1990 il a commencé à publier des nouvelles dans diverses revues (Nouvelles Nouvelles, Noir et Blanc, Décharge/Polder, etc.). En 1995, la rencontre avec Christian Molinier des Editions de l’Anabase déclenche la publication de deux romans, Le magasin des choses probables, et La promiscuité des vaches est mauvaise pour la santé des jeunes filles. Un autre roman, écrit avec Fabrice Combes, Trois heures trente à feu vif, a été publié en 2002 chez Gallimard.
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