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Parler de soi avec justesse, avec superbe : l’œuvre de Simone de Beauvoir en La Pléiade [1 sur 2] (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 19.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Parler de soi avec justesse, avec superbe : l’œuvre de Simone de Beauvoir en La Pléiade [1 sur 2] (par Matthieu Gosztola)

Simone de Beauvoir, Mémoires, tomes I et II, édition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone avec la collaboration d’Hélène Baty-Delalande, Alexis Chabot, Jean-François Louette, Delphine Nicolas-Pierre, Élisabeth Russo, et Valérie Stemmer, chronologie par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, n°633 et 634, 2018

 

Sylvie Le Bon de Beauvoir, Album Simone de Beauvoir, iconographie commentée, Albums de la Pléiade, n°57, 2018, 256 pages, 198 ill.

 

Beauvoir, suivant les pas de Sartre, aimait du même amour la philosophie et le roman. Ces deux sphères privilégiées de la création ont fait don à la vie de Beauvoir de la renommée que l’on sait. L’on se souvient du succès de scandale du Deuxième Sexe en 1949, devenu avec le temps le titre auquel le nom de Beauvoir est le plus souvent associé. L’on se souvient du prix Goncourt couronnant Les Mandarins en 1954.

Est regrettable le fait qu’en France, son œuvre de pensée soit minorée au regard de celle de Sartre, son compagnon, et qu’aux États-Unis ou en Angleterre, à l’inverse, ses textes littéraires soient lus avant tout à titre d’illustration de la révolution théorique provoquée par Le Deuxième Sexe.

Mais quelles que soient les réserves qu’il est possible d’émettre à ce sujet, il est merveilleux – force est de le constater – que soient consacrés deux volumes de la prestigieuse collection Bibliothèque de la Pléiade à ses Mémoires [1].

Merveilleux et justifié. En effet, si le projet d’écrire sa vie lui est d’abord apparu comme un détour, il est toutefois progressivement devenu la voie royale empruntée par son œuvre, ainsi que le constatentJean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone dans leur remarquable introduction. En octobre 1937, Beauvoir vient tout juste d’achever un recueil de nouvelles qu’elle intitule Primauté du spirituel [2] mais que Gallimard et Grasset refuseront l’année suivante [3]. Moment de flottement, où la jeune femme vient de mettre un point final à sa première œuvre, sans entrer encore en littérature (comme on entre en religion).

Mais voici qu’un soir, conversant avec Sartre au Dôme, celui-ci l’interpelle : « “Enfin ! pourquoi ne vous mettez-vous pas en personne dans ce que vous écrivez ? me dit-il avec une soudaine véhémence. Vous êtes plus intéressante que toutes ces Renée, ces Lisa…” Le sang me monta aux joues ; il faisait chaud, il y avait comme d’habitude beaucoup de fumée et de bruit autour de nous, et j’eus l’impression de recevoir un grand coup sur la tête. “Je n’oserai jamais !” dis-je. Me jeter toute crue dans un livre, ne plus prendre de distance, me compromettre : non, cette idée m’effrayait ! » (La Force de l’âge).

Étrange émoi, en vérité. Et ce pour trois raisons. Étrange émoi venant de celle qui a tant osé, sans trac apparent, ainsi que l’a rappelé Geneviève Fraisse dans Le Privilège de Simone de Beauvoir récemment republié dans la collection Folio : « Il n’y a aucune hésitation, nous sommes d’em­blée installés dans l’histoire, l’histoire longue des femmes qui pensent, et l’histoire courte des femmes à la conquête collective du savoir et de toutes les jouissances singulières qui s’y attachent. Tel est le premier Privilège de Simone de Beauvoir, celui de s’imaginer dans l’histoire, de plain-pied. Cette affirmation d’appartenir à l’histoire vaut tous les engagements. Cette certitude d’y avoir sa place dépasse et déborde toutes les dénonciations. Simone de Beauvoir a eu le geste de l’actrice qui entre sur la scène de l’histoire. Sans hésitation ni trac, apparemment ».

Étrange émoi venant de celle qui a su transformer d’emblée les désavantages en atouts : « On se souvient qu’elle se dit privilégiée parcequ’elle cumule, qu’elle profite des avantages additionnés des deux sexes. Dans [une] page des Mémoires,elle raconte qu’elle était en “sur­nombre” dans le groupe des jeunes philosophes hommes, ainsi bénéficiaire d’une situation d’ex­ception. En effet, les filles n’étaient pas comp­tabilisées. Image positive de la marge, de la marginalité, celle du “en plus”, loin des enjeux de la concurrence masculine » (Ibid.).

Étrange émoi venant de celle qui a tenu un journal intime entre mars 1926 et octobre 1930. Journal certes destiné à rester secret, mais où elle s’est pleinement livrée. Elle y fixait pour ambition de « noter tout », au point d’écrire avec aplomb dès le 20 décembre 1926 : « Je me suis trouvée ; je suis moi, et je sais que je suis moi. Je suis en pleine maturité et en pleine possession de moi » (Cahiers de jeunesse). À quoi tient cette surprenante assurance ?

Si la jeune diariste goûte la « grande ivresse d’être [s]oi », c’est parce qu’elle est (c’est là le point central) exaltée par ses lectures. Lesquelles lectures sont toujours, pour l’excellente élève qu’est Simone de Beauvoir, sœurs ou demi-sœurs de la mémorisation. George Steiner théorisera ce point dans Réelles présencesles arts du sens [4] : « L’antique croyance des Grecs, qui faisait de la mémoire la mère des Muses, traduit une intuition fondamentale quant à la nature des arts et de l’esprit. Les questions qui sont ici en jeu sont politiques et sociales au sens le plus fort. Le fait de cultiver et d’entretenir des souvenirs communs permet à une société de conserver un contact naturel avec son passé. Qui plus est, la mémorisation assure la sauvegarde du noyau de l’individualité. Ce qui est gravé dans la mémoire – et donc susceptible d’être remémoré – garantit la stabilité du moi. Les pressions exorbitantes de la politique, le détergent que constitue la conformité sociale, ne peuvent pas le faire disparaître. Dans la solitude, publique ou privée, le poème remémoré, la partition jouée à l’intérieur de soi, sont les gardiens qui nous permettent de nous ressouvenir […] de ce qui résiste, de ce qui doit rester inviolé dans notre psychè ».

Encore faut-il souligner qu’il n’y a là rien de rébarbatif, pour Simone de Beauvoir, car les plaisirs – nombreux – que procure la lecture sont enfants de la sensualité, c’est-à-dire d’une présence au monde assumée pleinement comme présence-au-monde ; comme présence (nous reviendrons sur ce point en conclusion de notre article) : « Je m’asseyais dans le fauteuil de cuir, à côté de la bibliothèque en poirier noirci, je faisais craquer entre mes mains les livres neufs, je respi­rais leur odeur, je regardaisles images, les cartes, je parcourais une page d’histoire ; j’aurais voulu en un seul coup d’œil animer tous les personnages, tous les paysages cachés dans l’ombre des feuilles noires et blanches. Autant que leur sourde présence, l’empire que j’avais sur eux me grisait. En dehors de mes études, la lecture restait la grande affaire de ma vie. Maman se fournissait à présent à la bibliothèque Cardinale, place Saint-Sulpice. Une table chargée de revues et de magazines occupait le milieu d’une grande salle d’où rayonnaient des corridors tapis­sés de livres […] » (Mémoires d’une jeune fille rangée).

En 1937, le goût de l’examen de conscience journalier, autrefois cultivé sans retenue par la jeune diariste, semble être refoulé. Bouleversée par l’idée de se « compromettre », Beauvoir entrevoit néanmoins – rappellent Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone – une perspective où se reconnaît le pacte établi par Michel Leiris dans L’Âge d’homme : « Il me semblait que du jour où je la nourrirais de ma propre substance la littérature deviendrait quelque chose d’aussi grave que le bonheur et la mort » (La Force de l’âge). Aussi la jeune femme choisit-elle de répondre au défi lancé par son compagnon en s’engouffrant dans la voie de la fiction : il s’agira de son premier roman publié, L’Invitée (1943) – longtemps intitulé Légitime défense. Non sans quelques hésitations toutefois… : à quelques mois de cet échange avec Sartre, Beauvoir, qui peine à donner à l’héroïne de son nouveau projet de fiction une enfance qui la satisfasse, se remémore, alors qu’elle se promène en Auvergne aux environs de Saint-Flour, l’un de ses plus anciens souvenirs d’enfance : « je me dis que j’aimerais, un jour, ressusciter dans un livre cette lointaine petite fille ; mais je doutais d’en avoir jamais l’opportunité » (La Force de l’âge).

Au hasard, rouvrons les Mémoires d’une jeune fille rangée, et – oui – savourons : « Le premier de mes bonheurs, c’était, au petit matin, de surprendre le réveil des prairies ; un livre à la main, je quittais la maison endormie, je poussais la barrière ; impossible de m’asseoir dans l’herbe embuée de gelée blanche ; je marchais sur l’avenue, le long du pré planté d’arbres choisis que grand-père appelait “le parc paysagé” ; je lisais, à petits pas, et je sentais contre ma peau la fraîcheur de l’air s’attendrir ; le mince glacis qui voilait la terre fondait doucement ; le hêtre pourpre, les cèdres bleus, les peupliers argentés bridaient d’un éclat aussi neuf qu’au premier matin du paradis : et moi j’étais seule à porter la beauté du monde, et la gloire de Dieu, avec au creux de l’estomac un rêve de chocolat et de pain grillé. Quand les abeilles bourdonnaient, quand les volets verts s’ouvraient dans l’odeur enso­leillée des glycines, déjà je partageais avec cette journée, qui pour les autres commençait à peine, un long passé secret. Après les effusions familiales et le petit déjeuner, je m’asseyais sous le catalpa, devant une table de fer, et je faisais mes “devoirs de vacances” ; j’aimais ces instants, où, faussement occupée par une tâche facile, je m’aban­donnais aux rumeurs de l’été : le frémissement des guêpes, le caquetage des pintades, l’appel angoissé des paons, le murmure des feuillages ; le parfum des phlox se mêlait aux odeurs de caramel et de chocolat qui m’arrivaient par bouffées de la cuisine ; sur mon cahier dansaient des ronds de soleil. Chaque chose et moi-même nous avions notre place juste ici, maintenant, à jamais ».

Cette sensualité pure que décrit Simone de Beauvoir est, fort heureusement, à mille lieues de celle décrite par Valéry en l’un de ses Cahiers : « La douceur de la chose effleurée répand dans tout l’être dont la main l’effleura, une sorte de message d’inquiétude voluptueuse, qui, dans l’instant même, transforme le présent, l’aveugle sur le reste des choses, lui donne un penchant d’avenir, un avenir instantané sèche ou humecte la bouche, suspend le souffle, échauffe le visage, serre le cœur et fait du regard un chef-d’œuvre d’éloquence, un parleur pathétique ».

Pour Simone de Beauvoir, les tabous intériorisés – l’on sait tout le poids, sur elle, de son éducation –, son surmoi inexpugnable et tout-puissant…, s’ils donnent de facto à l’être un surplus de ressenti qui ne peut se déverser, composent son rapport au monde dans une danse lente et douce avec les choses observées, digérées, découvertes et redécouvertes. Il ne s’agit pas comme Valéry de faire que résonne la souffrance d’un moi qui ne parvient pas à pleinement jouir du monde ; il s’agit pour Simone de Beauvoir de jouir de cet empêchement – de ce retard que prend invariablement la jouissance – et de faire en sorte que semblable empêchement, semblable retard augmentent ses sensations de jeune femme d’un surplus d’acuité, donnent à sa présence au monde de plus intenses temporalité et gravité (au sens physique du terme), mettent ses sens directement dans les paumes ouvertes de son cœur, mains qui jamais ne se refermeront.

 

Matthieu Gosztola

 

[1] Mais dire qu’il a fallu que plus de 36 années s’écoulent depuis la parution des Œuvres romanesques de son compagnon, dans la même collection. Que l’un et l’autre fussent publiés en même temps, cela aurait été juste prodige !

[2] Titre emprunté par ironie à Jacques Maritain – ainsi qu’elle le fera en détournant les Mémoires d’un jeune homme rangé de Tristan Bernard pour désigner en 1958 son mémorable récit d’enfance.

[3] Le recueil parut en 1979, intitulé Quand prime le spirituel, et a été réédité dans la collection Folio en 2006 sous un troisième titre : Anne, ou Quand prime le spirituel.

[4] Trad. de l’anglais par Michel R. de Pauw, Gallimard, collection Folio Essais, 1994.

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com