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Œuvres complètes, Tome IV, Tome V, 1863-1880, Gustave Flaubert, La Pléiade (par Laurent LD Bonnet)

Ecrit par Laurent LD Bonnet le 26.08.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Œuvres complètes, Tome IV, Tome V, 1863-1880, Gustave Flaubert, La Pléiade, mai 2021, 1376 pages, 1744 pages, 130 €

Œuvres complètes, Tome IV, Tome V, 1863-1880, Gustave Flaubert, La Pléiade (par Laurent LD Bonnet)

 

Tenir dans ses mains, soupeser, déshabiller, toucher la pleine peau gravée à l’or fin, ouvrir, humer le papier bible, feuilleter… Rares sont les collections qui offrent au lecteur, avant d’avoir lu les premiers mots, ce plaisir d’entrer en matière… Matière-objet, matière-reliure, matière-page, au service de la matière-œuvre.

On peut bouder la Bibliothèque de la Pléiade pour moult raisons dont l’épaisseur du livre qui n’en fait précisément pas un livre de poche, ou la typographie en Garamond du Roi, corps 9, qui rend très dense l’univers de la page ; or ce sont bien ces « défauts » qui demandent une lecture particulière, un geste que l’on n’accorde qu’à un compagnon précieux, dont la présence ne peut s’apprécier qu’en honorant sa prestance, sa tenue, son propos.

On prendra donc la peine de lui offrir le dos feutré d’un bon fauteuil, le silence aux alentours et un lever de rideau éclairé dans l’intimité, pour accéder, livre en mains, à une lecture d’une étonnante modernité. Car lire dans la Pléiade, c’est s’adonner à ce qui fut bien avant Internet (1) une des premières expériences de connaissance hypertexte grand public.

Expérience physique qui tient à deux fils, les signets marque-pages tressés à plat, typiques de la collection. L’un suit la lecture. L’autre marque le dossier d’appendices critiques où se découvre le travail lié à l’œuvre. C’est une fenêtre ouverte sur le vaste paysage des contextes littéraires, historiques, politiques ou privés de l’auteur. Ici Gustave Flaubert dans la dernière époque de sa vie : dix-sept années de travail accompli dans la période dense d’une fin d’Empire, d’une guerre civile, et de l’avènement de la IIIe République.

Ces tomes IV et V des œuvres complètes de Gustave Flaubert sont habillés du vert profond commun aux ouvrages du XIXe siècle. Ils achèvent un travail d’édition confié au soin d’une équipe d’universitaires depuis 2013 (2). Somme érudite, mais nul besoin d’érudition pour prendre son plaisir. La langue est claire. Le propos toujours accessible. L’organisation interne de chaque volume est habituelle : Œuvres classées chronologiquement avec, en seconde partie d’ouvrage, le dossier d’appendices critiques.

On pourra pour les œuvres du volume IV s’intéresser à la lecture de l’écrit le plus connu, L’Éducation sentimentale, roman de huit cents pages, encensé par Zola, Sand, Hugo… Mais il faut lire leurs articles, pour comprendre comment se forge la permanence d’une œuvre : certaines sont de leur temps. D’autres naviguent sur le fleuve du temps. Bovary devint intemporelle. L’Éducation sentimentale ne le sera jamais.

Il serait dommage de passer dans ce volume à côté de la préface de Dernières chansons de Louis Bouilhet, le grand ami de Flaubert qui le défendra jusqu’après sa mort. On retrouvera avec joie, dans Lettre à la municipalité de Rouen, la verve acérée, drôle parfois, de la scène des Comices de Madame Bovary. La comédie bourgeoise dans tous ses états, privés comme publiques, est décidément le plat favori pour l’esprit acéré de Flaubert, toujours âpre à dénoncer « la petite morale, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez… » (3).

Dans ce tome IV, on nous confie des pièces de théâtre. Le Sexe faible, œuvre inachevée de Louis Bouilhet, en partie retravaillée par Flaubert, et sa propre pièce, Le Candidat, dont la lecture des critiques si unanimes à la dénoncer donne instantanément envie de la lire. Enfin Le Château des cœurs, féérie en dix tableaux, dont Maxime Du Camp, directeur de La Revue de Paris, pensait « qu’elle mettait en œuvre des innovations dramaturgiques coûteuses, et, de ce fait, incapables de passer la rampe (…). Flaubert a inventé un nouveau système qui seul condamne la pièce à n’être jamais représentée, car la mise en scène ruinerait le directeur ! ». Effectivement Flaubert s’épuisa en lettres aux directeurs de théâtre qui tous refusèrent Le Château des cœurs. Les appendices ne peuvent donc en rapporter des critiques : la pièce ne fut jamais mise en scène du vivant de l’auteur. Un siècle plus tard, Antonin Artaud saluera Flaubert comme « pionnier du théâtre français ».

Ce tome s’achève en nous offrant un Atelier de Flaubert. Très indiscret regard sur les esquisses et scénarios d’œuvres inachevées, et sur des carnets de notes. Certaines, savoureuses, illustrent ce qu’offre une lecture dans la Pléiade : Carnet Sous Napoléon III. Flaubert y écrit : « L’époque contemporaine se résume par deux idées : catholicisme et socialisme. L’intermédiaire est la Blague qui imbibe l’un et l’autre ». Une note indicée sur Blague incite à se rendre à la page 1315. On y découvre la raison de la majuscule de Blague, l’apparition du mot dans le langage courant, son importance française. Comment éviter l’écho avec un autre B majuscule dont on tente aujourd’hui d’affubler le blasphème ?

 

Le tome V offre trois œuvres majeures :

La Tentation de Saint Antoine – « ma vieille toquade » disait Flaubert – fut imaginée en 1845 devant un tableau de Brueghel. Il la considérait comme l’œuvre de sa vie et en souffrit trente années avant qu’elle soit éditée chez Charpentier en 1875. L’appendice nous apprend que la concomitance de l’aboutissement de La Tentation (3e version) avec l’engagement total dans l’écriture de Bouvard et Pécuchet, n’est pas un hasard, mais éclaire bien la tâche que confiait Flaubert à la littérature – « une archéologie des savoirs » selon Foucault – qui se préoccupe au moyen d’une mise en rapport d’époques si différentes et de formes si éloignées, de mettre en avant la violence des croyances, la volonté des pensées, l’étrangeté des représentations, la menace des certitudes.

Trois Contes aussi veut brosser l’histoire, « faire du Moderne, du Moyen Âge et de l’Antique » (4) annonçait Flaubert qui balaye ainsi le temps avec HérodiasLa Légende de saint Julien l’Hospitalier, et pour le Moderne, une merveille de concision narrative et de style : Un Cœur simple, l’histoire de Félicité, paysanne orpheline engagée comme servante par une bourgeoise de Pont-l’Evêque.

Enfin, Flaubert qui voulait faire œuvre, et confiait à Louise Collet « un livre cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité », voulut couronner son œuvre de quarante années avec Bouvard et Pécuchet. Admis seulement aujourd’hui comme le sommet de la maîtrise littéraire de Flaubert, les dix premiers chapitres s’achèvent par l’image – désormais si flaubertienne – des sieurs Bouvard et Pécuchet tout à la joie d’une conférence qu’ils vont donner au village : venant de s’habiller en conséquence, ils étaient fort émus en traversant le village.

Emporté par une congestion cérébrale, l’ermite de Croisset (5) qui écrivait à Ivan Tourgueneff un mois avant, « Il est temps que la fin de mon livre arrive, sinon ce sera la mienne », abandonne ensuite plus de cinq mille pages de notes, scènes, projets, dont un très savoureux Dictionnaire des idées reçues. L’appendice critique fourmille de détails, notamment dans Citations pour la copie, où l’on découvre l’imposante documentation qu’avait constituée Flaubert pour imager la Grande Œuvre que s’apprêtaient à rédiger Bouvard et Pécuchet.

Cette édition des œuvres complètes s’achève par un nouvel album Flaubert offert aux acheteurs de trois tomes. Procédé commercial un peu daté, qui permet cependant de découvrir le passionnant travail d’Yvan Leclerc et ses équipes du centre Flaubert à Rouen. Remarquablement illustré, écrit, mis en page, c’est un livre-bijou qui remplace le premier album de 1972, devenu objet de collection.

Et reposant ces deux tomes et l’album, on est pris de l’envie de feuilleter quelques lettres de Gustave à Louise (6), pour trouver réponse à l’éternelle question de la quête d’écriture : « Une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu ! ».

 

Laurent LD Bonnet

 

(1) La collection a été créée à Paris en 1931 par Jacques Schiffrin, originaire d’Azerbaïdjan, puis intégré à la maison Gallimard en 1933

(2) IV : Stéphanie Dord Crouslé, Anne Herscberg-Pierrot, Jacques Neef et Pierre Louis Rey. V : Gisèle Séginger, Philippe Dufour et Roxane Martin

(3) Rodolphe. Madame Bovary

(4) Lettre à Louis Bouilhet (01/08/56)

(5) L’expression devenue commune pour parler de Flaubert comme « ermite de Croisset » se trouve dans une lettre de Marie Régnier à Flaubert, datée Mantes, 3 septembre [18]77 : « […] je compte bien, aussitôt dégagée, aller en compagnie du docteur [son mari] rappeler au révérend ermite de Croisset et à sa charmante nièce la promesse qu’ils nous ont faite l’un et l’autre de venir passer une journée rue d’Artois » (Lovenjoul, H1365, f°320, Lettres à Flaubert, éd. de Rosa M. Palermo di Stefano, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1998, t.II, p.308) ; (Yvan Leclerc, Centre Flaubert, Université de Rouen, Réponse n°4, s.d.)

(6) Louise Colet

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A propos du rédacteur

Laurent LD Bonnet

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Laurent LD Bonnet est un auteur français dont les premières nouvelles paraissent en magazine en 1998. Engagé dans l'écriture d'une Tétralogie de la quête, il signe son premier roman,  Salone (Vents d’ailleurs 2012), sur  le thème de la vengeance, prenant pour cadre l'histoire de la Sierra Leone de 1827 à 2009. Salué  par la critique, le roman obtient le  Grand prix du salon du livre de La Rochelle, puis le prix international Léopold Sedar  Senghor. Son deuxième roman Dix secondes (Vents d’ailleurs 2015), aborde le thème de la rencontre amoureuse, avec un clin d’œil décalé au poème de Baudelaire, "À une passante". Le dernier Ulysse,

(les défricheurs 2021) troisième roman de la Tétralogie, interroge la créativité comme essence même d'une humanité submergée par la dérive marchande. L'engagé (les défricheurs 2022), essai pamphlétaire, est un dialogue intérieur avec Jack London. En 2021, la revue Daimon lui a consacré un numéro (Les évadés) comprenant plusieurs nouvelles inédites.

Lien : www.laurentbonnet.eu