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Ode maritime et autres poèmes, Fernando Pessoa, Alvaro de Campos

Ecrit par Philippe Leuckx 17.08.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Langue portugaise, Poésie, Editions de la Différence

Ode maritime et autres poèmes, Fernando Pessoa, Alvaro de Campos, trad. portugais Dominique Touati, Michel Chandeigne, préface Claude Michel Cluny, 189 pages, 10 €

Ecrivain(s): Fernando Pessoa Edition: Editions de la Différence

Ode maritime et autres poèmes, Fernando Pessoa, Alvaro de Campos

 

 

De l’auteur multiple, 72 hétéronymes (selon Teresa Lopez, la spécialiste de la « manne » aux manuscrits, le coffre aux 21000 manuscrits, tapuscrits, dactylogrammes…), l’on retient les quatre grands coauteurs, créés de toute pièce par l’immense écrivain : Soares (Le livre de l’intranquillité), de Campos (Les grandes Odes), Caeiro et Reis, tous trois « apparus en 1915 », tous trois disposant d’un curriculum vitae, d’une vraie biographie.

Alvaro de Campos, né le 15 octobre 1890, à peine plus jeune que l’orthonyme Pessoa, ingénieur naval, tête de pont et premier à publier dans la Revue Orpheu, connaîtra « une évolution », « aspiré par l’échec » comme le découvre le fameux poème Tabacaria (Bureau de tabac) : « J’ai tout raté ».

L’Ode maritime, très long poème de près de soixante-dix pages, offre au génie de Campos de se développer, d’une solitude initiale à l’Olympe des tout grands, de quoi manifester un sens inouï du rythme, de la fécondité des images, de quoi aussi soulever la poésie ordinaire à des sommets souvent peu fréquentés, tant le génie scrute des matières tant personnelles que partageables : l’appel du large pour un étonnant sédentaire (plus un seul voyage à partir du retour de Durban en 1905 : trente années de sédentarité lisboète à cheminer à travers Mouraria, Chiado, Baixa, collines, Alto Bairo…) ; le mystère des mers et des conquêtes ; les « ivresses » de toutes sortes, tant sexuelles que paysagères ; le « délire » qui, à force de nommer l’embarquement, entreprend l’auteur, le taraude, l’excite, et sous la bannière d’un Whitman, convoqué ici et là, le poète s’en donne à cœur et mots joie pour nommer l’étrange qui le traverse, pour épeler les « marins visibles du temps des vieux navires », pour « embarquer » lui-même en vrai de la littérature :

Je veux partir avec vous, je veux partir avec vous,

Avec vous tous à la fois,

Partout où vous êtes allés

La sensualité, mâtinée de sadomasochisme, de l’auteur – si souvent contraint dans la vie réelle, costume étriqué, cravate sombre, parade neutre du fonctionnaire retranché à la vraie vie, hormis alcool de cerises et cigarettes – explose ici :

Oui, oui, oui… Crucifiez-moi dans les navigations

Et mes flancs jouiront de ma croix !

Ligotez-moi aux voyages comme à des piloris,

Et la sensation des piloris me pénétrera l’échine,

Et je me mettrai à les sentir en un vaste spasme passif !

 

Cette poésie, souvent impérative, multiplie aussi les appels (vocatifs) au secours, au recours, aux sentiments, quoique « les sensualités forcées » puissent contredire la chose.

Mais, la brisure affleure souvent :

Quelque chose en moi se brise. Le rouage s’est fait nuit.

J’ai trop senti pour pouvoir continuer à sentir.

Incommode génie, qui, à force d’intelligence et de sensations, repère sans cesse la contradiction, le paradoxe : le poète signifie autant l’absence que la présence, et sa lucide clairvoyance le somme de nommer aussi bien le délice que l’indécent délire, voire délit de sensation.

Le sensationniste prélève au réel nombre de paradis, infernalisés dès qu’ils sont nommés au sein du vers :

Passe, lent vapeur, passe et ne reste pas…

Passe loin de moi, loin de ma vue,

Va-t’en du dedans de mon cœur,

Perds-toi au Large, au Large, brume de Dieu,

Perds-toi, suis ton destin, et laisse-moi…

Et moi, qui suis-je, pour te parler et t’aimer ?…

 

La dernière partie de ce livre, Le passage des heures, reprend, entre autres, le fameux incipit d’une méthode de travail poétique, manifeste étonnant d’un être torturé, timide, si peu enclin à faire connaître ses productions, qui a voulu intérioriser d’une manière magistrale tout un destin, entre boulot ordinaire et « nuits » fécondes, fertiles, profondes, aussi lointaines des espace/temps ordinaires :

Sentir de toutes les manières,

Vivre tout de toutes parts,

Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps,

Réaliser en soi l’humanité de tous les instants

En un seul instant diffus, prodigue, complet et lointain.

Celui que Bianciotti, dans un fameux article du Monde, consacré à l’édition première du Livre de l’intranquillité, considérait comme la conjonction de plusieurs autres génies (Homère, Shakespeare, Ungaretti, Borges…), n’a pas fini d’interroger, de la plus brillante façon, chacun de ses lecteurs.

 

Philippe Leuckx

 


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A propos de l'écrivain

Fernando Pessoa

 

Fernando Pessoa naît à Lisbonne le 13 juin 1888. Son frère décède lorsqu’il a cinq ans et, entre 1896 et 1905, il vit à Durban, en Afrique du Sud, où le second mari de sa mère exerce les fonctions de Consul. De retour au Portugal, il ne quitte guère Lisbonne, où il meurt le 30 novembre 1935, pauvre et méconnu du grand public, malgré son rôle incontesté de chef de file du modernisme portugais et l’importance, qualitative et quantitative, de ses collaborations aux revues littéraires de l’époque. De son vivant, Fernando Pessoa n’a publié que peu de livres ; des dizaines de volumes ont vu le jour depuis sa mort.

 

A propos du rédacteur

Philippe Leuckx

 

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Philippe Leuckx est un écrivain et critique belge né à Havay (Hainaut) le 22 décembre 1955.

 

Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature française, italienne, portugaise, japonaise

Genres : romans, poésie, essai

Editeurs : La Table Ronde, Gallimard, Actes sud, Albin Michel, Seuil, Cherche midi, ...