Ode au recommencement, Jacques Ancet
Ode au recommencement, Lettres Vives, 2013, 96 pages
Ecrivain(s): Jacques Ancet
Après Les Travaux de l’infime, et Comme si de rien, Jacques Ancet poursuit sa quête au milieu de la nuit des interrogations. Le titre même du recueil annonce une profession de foi, celle d’un homme qui fait de la musique et des mots la définition de sa vie. Dès les premières lignes du recueil, le narrateur intègre l’aventure de son incessant retour dans un discours poétique où signifiants et signifiés sont exprimés dans la simplicité des mots les plus justes. Celle-ci est alliée à la beauté quand il suffit de lire au cœur du recueil : « je ne voyais… rien d’autre que le soir qui tombait sur les grands platanes couverts de cris et d’oiseaux noirs » (p.46).
Sa présence au monde permet au poète de surmonter la conscience angoissante du « cercle sans fin » et du « présent perpétuel » même si, d’emblée, c’est une réalité sordide dont il lui faut parler, une réalité d’« os », d’« excréments » et d’« ordures » à laquelle va s’ajouter tout un non-dit, « tout ce que je ne dirai pas et qui m’accable » (p.11). Il ne s’agit pas seulement de ruminations anxieuses et de variations inquiétantes sur les thèmes du recommencement et de la ressemblance, mais d’une profonde empathie avec l’Histoire humaine qui lui fait évoquer l’effondrement des bourses ou la torture ainsi que le destin de chacun comme celui du vieil homme qui se suicide en pressant la gâchette.
A cela s’ajoutent, par exemple, l’histoire du jeune homme qui a faim, et, pire, la liste des noms de pays en guerre, sinistre incantation qu’il faut, contrairement à l’avis d’Adorno, écrire « après Hiroshima » puisque « les mots sont tout ce qu’il nous reste » (p.66). Et c’est bien à l’écrivain que revient le devoir de « tenir des comptes » quand il entend, notamment, les voix qui « sur les ondes » énumèrent les milliers de morts (p.58).
Dans le quotidien du retour également, la réalité même de celui qu’interpelle le narrateur, de toute évidence son double, se délite : « tout s’effrite autour de toi », « tu entends tomber la poussière » (p.27). Les visions, les images et avec elles les descriptions, se font apocalyptiques. Pour l’écrivain et sa voix « c’est le maelström des choses innommées » (p.43). Et c’est ainsi qu’on se trouve en présence également de variations sur le thème du vide puisque « chaque chose est un signe de vide » (p.61), vide qui risque d’« avaler à chaque pas » (p.40) le narrateur qui symbolise, entre autres, par la neige, ce permanent état de manque.
Mais cette terrible réalité est, paradoxalement, si riche, si belle, comme le sont certains objets, certaines couleurs et, par là, si rassurante qu’elle rend la vie prégnante et qu’elle permet des rémissions : « j’ai retrouvé la table, la chaise et le bouquet, la tache de soleil sur le mur, le cri des corneilles » (p.15). Le poète comprend, à ce moment-là, que s’offre à lui, après l’incertitude et le vide, un « lieu », même s’il existe toujours l’angoissant « entre-deux » (p.14) et c’est pourquoi il revient pour toujours voir et revoir les mêmes choses. Le poème lui-même est d’ailleurs « un arrêt sur image » (p.59). En effet, dans l’ensemble du recueil, une grande importance se trouve accordée aux sensations et particulièrement à la vue quand la buée elle-même a les couleurs de l’arc-en-ciel et que celles-ci « submergent » le poète (p.26) par leur « merveille » : « les taches rouges, les blancs, les roses, l’exclamation du jaune, le vert en flaques, les traînées mauves, le bleu comme une haleine… » (p.33). Il faut à ce propos revenir au début du texte où déjà la lumière, blanche, pouvait comme le soleil se faire « feu » et occasionner un « oui » de l’auteur (p.19).
L’inquiétude néanmoins est loin d’être dissipée car tout se ressemble dans cet univers où les choses et les faits se répètent et où les sens sont perturbés, comme celui de l’ouïe puisque alternent silence et bruit tout au long des pages. Il en va de même pour la vue lorsque la distinction entre le jour et la nuit n’existe plus et que le rapport au temps, qui lui continue de fuir, s’en trouve faussé. La vision du monde rappelle celle d’Héraclite : « qui disait que le lieu le plus sombre est sous la lampe, que l’ombre s’engendre de la lumière ». En même temps que cette étanchéité entre les contraires, tout devient mobile, insaisissable, et dans les mots qui se font écho, la grande question est « Ensuite ? » (p.71). Et si les choses sont instables et nous emportent dans leur mouvement, elles sont aussi interchangeables comme le sont demain, hier et tous les jours.
On peut dire alors qu’en raison de cette « immense contradiction du monde » se posera jusqu’à la fin du recueil le problème d’une identité oxymorique : « je suis tout ce que je ne suis pas » (p.80) et la question est complexe car il y a, de plus, une incertitude ontologique : « mais est-ce bien moi » (p.32) et un passage, tant à la 2° qu’à la 3° personne, qui impose la présence d’un double à un être lui-même « sans visage » (p.44). Conjointement à la question de l’identité, se posent aussi celle de l’acte d’un retour à la fois non-retour, et de façon générale, celles des repères spatio-temporels.
Mais qu’en serait-il de ce recommencement si la quête ne l’emportait pas sur la peur ? Dans cette œuvre où le verbe est inquiet, est parallèlement développée une isotopie conative car les tentatives sont nombreuses pour l’homme qui marche, qui « avance » en se dépêchant à la recherche d’un « nom » (p.51). Et si celui-ci revient, n’est-ce pas parce qu’il essaie « de retrouver ce point précis où soudain tout se tiendrait en équilibre » (p.31) ?
Il a d’ailleurs compris tout de suite que l’important pour retrouver « un ordre », « un fil… quelque chose où je me reconnaîtrais » (p.20), est le fait, au milieu d’images impossibles à nommer, de reconnaître « la voix », une voix à la fois précaire et rédemptrice. Ce constat donne lieu à une comparaison qui, comme d’autres versets très écrits, enchantent le texte : « les quelques bribes entendues sont comme un levain, le texte se gonfle, se dore, craque, je l’offre tout chaud à qui en veut » (p.29).
Avec le thème récurrent de la voix, intervient le rôle essentiel de l’écriture, et même s’il débouche sur un « manque », le rituel performatif qui apparaît comme une sorte de méthode Coué, « quoi que tu fasses, répètes, je suis vivant, vivant, vivant… » (p.74), se veut catharsis, « je dis sapins, tuiles, bouleaux, je dis horizon et montagne, je dis rideaux photos, ciseaux » (p.33). C’est « pour répondre » aux signes qui lui sont faits que le poète trace des mots (p.26). Grâce à l’écriture poétique – et il s’opère alors une résolution des contraires – l’être peut retrouver l’unité et, avec elle, les définitions qui sont autant de certitudes : « je dis que je suis une seule syllabe », « je suis la lisière, l’interstice, le fil de feu entre les pierres ». Celles-ci arrivent, à un certain moment, à l’emporter sur la douloureuse ignorance « même si je ne sais plus ce que je dis » (p.56) dans l’infini des choses à dire, même si le poème n’existe pas et que « seule existe la trace qu’il en reste » (p.60). Pour Jacques Ancet, nommer les choses c’est « peut-être un instant leur échapper » et « oublier leur présence » (p.49) mais c’est aussi avoir le plaisir de les écrire et pourquoi pas en mélangeant les registres : « allô, allô », « Petit Poucet perdu dans la forêt », « avec la radio non stop » (p.44 à 46).
Mais la solution principale reste, dans un souci constant du rythme, un parti pris de musique avec le choix des versets. Bien qu’elle mime la marche implacable du destin, cette forme poétique est, avec son chant incantatoire, accentuée par des anaphores et des répétitions multiples, un chemin (odos) de paix et certitude. Car si l’écriture semble suivre, comme en temps réel, les causes de la souffrance, elle suit également celles de la joie que provoque la beauté des choses en prenant par sa forme circulaire la voie (x) du recommencement qui, à la fois, est le poids du destin et sa solution. Force est cependant de constater que les versets ne sont pas ici prononcés en un seul souffle, comme souvent dans la poésie contemporaine, mais sont ponctués de virgules. Chercher son rythme, le poète le dit lui-même, c’est chercher un équilibre : « où vais-je dans cette prose cadencée qui chante un peu mais pas trop » (p.77) et la poésie est bien l’ultime repère : « le vent soulève la page, apporte une ou deux images, les disperse, mais je reviens » (p.77).
Et il est revenu, à la fin encore, pour « être là comme jamais » même si, quand la tentation du narratif représentait un espoir, son récit était sans cesse avorté et réitéré. Ce poète-phénix, jusqu’à la conclusion de son opus, évoque son sentiment douloureux face à une pensée qui lui « arrache la langue » (p.89) et une parole qui, par un mobilisme constant, provoque l’attirance des contraires et leur résolution (p.90) : « elle met le matin dans le soir, le chaud dans le froid, dans la douceur la douleur ». Cette sorte de plainte nous rappelle celle lointaine de Louise Labé :
« Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure ».
Aussi, même si son style est discret et son expression distanciée, c’est bien dans la tradition des poètes lyriques que se situe Jacques Ancet, et qu’il parle de la condition humaine avec cette si grande empathie.
France Burghelle Rey
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