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Nuits Appalaches, Chris Offutt (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 18.04.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Gallmeister

Nuits Appalaches (Country Dark), mars 2019, trad. Anatole Pons, 225 pages, 21,40 €

Ecrivain(s): Chris Offutt Edition: Gallmeister

Nuits Appalaches, Chris Offutt (par Léon-Marc Levy)

 

L’âpreté de ce roman laisse des traces profondes. Dans un Kentucky onirique et désolé, des personnages vivent la tragédie du monde, de la peur, de la violence, de la solitude et de l’amour. Peut-être faudrait-il commencer par le dernier, tant, au cœur de ce trou perdu et de cette histoire plus sombre que la nuit, la lumière qui traverse le récit est portée par un amour éperdu, puissant, invincible.

1954. Dans un monde quasi biblique, fait de solitude, de nature sauvage et de pauvreté, Tucker et Rhonda semblent directement sortis d’une légende édénique. Tout commence par une rencontre improbable, faite semble-t-il sous le regard colérique d’un Dieu jaloux, d’un Iahvé fidèle à lui-même, terrible et sans pitié.

« La foudre naissait de leur friction, comme les étincelles lorsqu’on frotte deux cailloux, et la pluie était une sorte de sang qui s’écoulait des nuages blessés. Il respirait paisiblement. L’orage allait passer et ça ne lui faisait ni chaud ni froid.

Le corps tremblant de Rhonda et les battements de son cœur contre sa poitrine produisaient chez lui une série de sensations inconnues. Il avait subitement faim d’une sorte de nourriture dont il ignorait jusqu’alors l’existence. Il la tenait contre lui sans bouger. Ses bras et ses jambes picotaient comme si on y avait imprimé une légère décharge électrique. Il ne s’était jamais senti aussi calme. Il eut soudain envie que l’orage dure, qu’il gagne en intensité et qu’il prolonge cette nouvelle sensation en lui – chacune de ses cellules consciente de la beauté de Rhonda ».

Cet orage pourrait être métaphore d’un coup de foudre romantique, l’annonce d’un destin heureux. Ce serait sans compter avec la fureur de Dieu et des hommes. A la façon des malédictions anciennes, des plaies d’Egypte, les enfants de Tucker et Rhonda seront frappés dans leur corps et leur esprit. La dégénérescence qui afflige souvent les gens du coin va les gâter particulièrement. Chris Offutt utilise des moyens cinglants, une économie narrative qui accentue la violence des informations qu’il nous livre : le déplacement et la condensation propres aux cauchemars, qui viennent par images inattendues et terrifiantes.

1964. Tucker et Rhonda sont mariés et vivent dans une masure au fond des bois.

« Les meubles étaient anciens et fatigués. Un tapis tressé ovale était étendu par terre. Quatre photos de bébés en noir et blanc étaient affichées aux murs, ainsi que deux photos couleur montrant Jo dans ses deux premières années d’école. Une ampoule nue pendouillait au plafond. Un lit d’enfant à grands barreaux trônait dans un coin de la pièce.

Marvin regarda à l’intérieur du lit. Un garçon rachitique d’une dizaine d’années affublé d’un lange était étendu sur le dos, le visage tourné sur le côté. Il respirait par la bouche. De la bave dégoulinait de son visage sur un coin humide du matelas sans drap. Il avait une tête difforme, trois fois la taille normale, dont le poids l’empêchait de bouger ».

Le flux de la fatalité qui pèse sur le couple et leurs enfants, la violence des voisins proches et de l’étrange travail qui occupe Tucker et nourrit sa famille, pourraient emporter tout sur son passage, ravager leurs espoirs, leur amour, leur vie enfin. Mais l’histoire que nous raconte Chris Offutt, dans sa noirceur – à cause de sa noirceur – fait jaillir l’impossible lumière du cœur d’une femme, d’un homme, d’une fille que la vie a oubliés mais que leur force intérieure tient debout, contre vents et marées. Contre la volonté de Dieu même.

La traduction limpide d’Anatole Pons se met au service de ce roman lumineux, pétri d’une humanité souffrante mais magnifique.

Chris Offutt nous a fait attendre près de vingt ans depuis son dernier roman, mais au bout, il y a un livre époustouflant.

 

Léon-Marc Levy

 

VL3

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)



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A propos de l'écrivain

Chris Offutt

 

Chris Offutt est né en 1958 et a grandi dans le Kentucky dans une ancienne communauté minière sur les contreforts des Appalaches. Issu d’une famille ouvrière, diplôme en poche, il entreprend un voyage en stop à travers les États-Unis et exerce différents métiers pour vivre. Il publie, en 1992, un premier recueil de nouvelles, Kentucky Straight, puis un roman autobiographique. Le Bon Frère est son premier roman. Il est également l’auteur de chroniques pour le New York Times, Esquire et quelques autres revues et a été scénariste de plusieurs séries télévisées américaines parmi lesquelles True Blood et Weeds.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /