Nous sommes à la lisière, Caroline Lamarche (par Delphine Crahay)
Nous sommes à la lisière, Caroline Lamarche, janvier 2021, 176 pages, 6,90 €
Edition: Folio (Gallimard)Les frontières sont poreuses qui séparent les êtres humains des animaux, les vies dans le rang des vies hors champ, la joie de la peine, la réalité de l’imaginaire, l’amour de l’anamour. C’est à leurs lisères, dans les marges, qu’ont lieu les neuf nouvelles qui constituent ce recueil, dont la plupart sont racontées par leur protagoniste et ont pour titre le prénom de l’animal qui y apparaît.
Ces narrateurs et personnages sont au bord de quelque chose – un amour, un changement, une révélation, une chute … – et au milieu de leur détresse. Au fil des pages, leurs fragilités se dévoilent, leur vulnérabilité affleure, et nous nous reconnaissons dans leurs vacillements et dans leurs failles, dans leurs vies en sourdine, en pointillés. Ils les racontent sans fard et sans emphase, avec une sobriété, une simplicité et une justesse qui émeuvent et interrogent. Dans le premier de ces récits, une cane nommée Frou-Frou se prend d’affection, si on peut dire, pour le protagoniste – et ses ardeurs sont aussi surprenantes et inexpliquées que son départ soudain.
Dans un autre, une jument nommée Mensonge, qui incarne les non-dits familiaux, emmène une enfant en forêt, comme pour l’initier à une autre vie, une autre dimension. Dans toutes, une relation particulière, réelle ou fantasmée, lointaine ou proche, consciente ou non, se noue entre le protagoniste et un animal, et cette affinité élective, cette correspondance, sur fond de désarroi, est le fil rouge de ce recueil à l’écriture vive et claire, dense et fluide, sans afféterie.
S’agissant de personnages, il faut parler des animaux, qui en sont au même titre que les humains, qui ont autant d’importance qu’eux, autant de densité et de mystère – le rappeler est un des enjeux du recueil. Ils apparaissent à la fois comme les victimes, les témoins et les compagnons de nos errances et erreurs. Ils sont assez impuissants, quoique leur présence ne soit pas sans effet sur les personnages, loin s’en faut : ils les occupent ou les préoccupent, les amusent ou les intriguent, et quelquefois les sauvent – ou l’inverse, parce qu’on ne sait pas toujours bien qui aide qui, ce qui est un autre rappel important : celui de notre interdépendance. L’anthropomorphisme des narrateurs, qui témoigne de l’attitude la plus répandue à l’égard des animaux, et n’est pas le moindre des paradoxes de nos relations avec eux, y contribue, mais aussi l’attention et la valeur que leur accordent et les narrateurs et l’auteure en leur donnant dans ces nouvelles un rôle de premier plan.
Nous sommes à la lisière lance, par les voix des personnages, avec force mais sans aigreur, des pointes, piques et charges contre notre époque, ou plutôt contre des travers humains, attitudes, croyances, idées … néfastes et destructrices, tant pour le monde qui nous entoure, faune et flore, que pour nous : l’acharnement thérapeutique et l’oubli de ce que l’on appelait autrefois miséricorde ; la lourdeur et l’absurdité administratives, et le « perfectionnisme technicien », la passion des procédures ; notre incurie et notre indifférence aux bêtes, et notre ignorance de leurs us et coutumes, parfois plus nuisible encore, même quand nous sommes animés de bonnes intentions ; la pollution sonore et visuelle dont nous envahissons le monde ; notre veule désir de « jouir sans se salir les mains, sans avoir peur, sans prévoir, sacrifier ni semer »…
C’est aussi un livre qui pose des questions essentielles, urgentes même, qui concernent notre rapport aux animaux aussi bien qu’au monde et à nous-mêmes : « Y a-t-il encore des nous dans nos vies ? ». Que projetons-nous sur les animaux ? Que nous apprennent-ils, et sur eux et sur nous ? Comment aimer ? Quand cesserons-nous le grand saccage ? Les personnages y portent des réponses, ou des esquisses de réponses, dont chacun s’emparera ou non : aucun narrateur extérieur pour affirmer quoi que ce soit, pour enjoindre ou interdire, pour conclure – seulement des propositions, vivantes et fragiles.
C’est enfin un livre qui diffuse des lueurs ténues et ouvre des interstices, oniriques, fantasmatiques ou symboliques, dans les vies ordinaires et un peu grises des personnages, comme un arrière-monde qui affleure, dont les lisières apparaissent furtivement pour nous inviter à l’explorer, à infléchir notre regard – une chevauchée initiatique, une litanie de saints, un Ulysse impénétrable, une vision cosmique née d’un papillon mourant…
Delphine Crahay
Caroline Lamarche, née en 1955, écrivaine belge d’expression française, est l’auteure de romans et de nouvelles, de fictions radiophoniques, de chroniques et de textes sur l’art. Elle a reçu le Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière (2019).
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