Musique d’un puits bleu, Torborg Nedreaas (par Nathalie de Courson)
Musique d’un puits bleu, janvier 2019 trad. norvégien Régis Boyer, 415 pages, 13,50 €
Ecrivain(s): Torborg Nedreaas Edition: Cambourakis
Le roman s’ouvre sur l’image forte d’un « puits bleu » qui n’est pas bleu mais « noir, ou gris argent, ou vert bouteille, ou brun tourbe », et les vingt-huit chapitres qui suivent sont les vingt-huit mouvements d’une œuvre composée comme une partition musicale où les sons répondent aux couleurs.
Il y avait de la musique au fond de ce puits. Une fois, elle le dit à Esther et à Judith, mais elle eut le visage brûlant aussitôt. C’était trop difficile de dire ce qu’était cette musique-là. Et c’était pareil pour quantité de choses… Il était difficile d’en parler. Quand on se mettait à en parler, cela donnait un mensonge. Alors, on disait : Herdis ment (chapitre 1).
« Difficile de dire » la musique des choses. Avec la petite Norvégienne Herdis aux longues nattes rousses, le lecteur est transporté entre 1914 et 1917 dans la ville de Bergen, ou au bord d’une mer qui « pianotait entre les pierres », parsemée d’îlots appartenant au Roi des Trolls. Mais dès le troisième chapitre retentissent les mots « C’est la guerre ».
Pour cette famille de négociants juifs venus d’Allemagne quelques siècles plus tôt, la situation n’est pas simple, et pour la jeune Herdis tout se complique encore par le divorce de ses parents, que suit de près l’apparition d’un certain « oncle Elias » qu’elle doit aimer, et d’une « Anna » qui va rompre cruellement son tête-à-tête avec son père. On voit défiler avec l’enfant, dans cet ouvrage largement autobiographique selon son traducteur Régis Boyer, des figures qui pourraient être issues des pièces d’Ibsen : introverties, socialement contraintes et aspirant à une réalisation sans entraves de soi.
Le roman est écrit à la troisième personne, ce qui introduit une distance subtile entre la narratrice et son personnage focal contribuant à voiler les faits de mystère. Chaque chapitre comporte un titre que l’on peut prendre au figuré : « Pluie et grêle pour le jeudi saint », ou ayant un sens très général : « La bouffonnerie de la vie ».
Leurs premiers paragraphes laissent parfois flottante la compréhension du lecteur, car l’impact émotionnel d’un événement ‒ exprimé par une foison d’images sonores, tactiles et colorées ‒ prime souvent le fait narré, comme lorsque Herdis découvre que son père va emmener Anna dans le voyage au Danemark qu’il avait d’abord projeté de faire seul avec elle :
Il ne servait à rien de lutter davantage. Elle descendait en tournoyant, intraitablement. Les parois du puits étaient pleines de couteaux acérés qui l’atteignaient tous à un point précis du ventre tandis qu’elle descendait en roulant dans le gouffre sans fin. En bas, à mille milles, il y avait un liquide brun qui exhalait une puanteur douceâtre et étouffante.
Le puits bleu est celui que l’on porte à l’intérieur de soi et que l’on cherche à sonder tout au long d’une vie. Il peut rendre des sons aussi harmonieux que ceux de « maman » quand elle joue du piano, ou que ces notes entendues un jour avec elle par une fenêtre ouverte : (…) un chant triste. Mais joli surtout… plus joli, plus ravissant encore que ce que la raison pouvait concevoir (…) La musique montait et descendait en elle avec une sensation de bonheur presque insupportable.
Mais le puits bleu peut également rendre les sons discordants d’une musique de fanfare et marteler un rythme de marche grotesque qui donne la nausée jusqu’à l’évanouissement. Ces petites morts préludent toutefois à une renaissance et à une fête des sens, comme sur le cap de Halsholmen où maman et oncle Elias emmènent la fillette au dernier quart du livre :
Et tout était nouveau. Les petits bruits qui montaient de la mer… comme si quelqu’un effleurait une toute petite harpe de temps en temps. Le temps avait changé, un léger voile traversait le ciel transparent, le clair de lune se posait sur toute chose comme une toile d’araignée, éloignant d’un souffle les ombres. A certains moments, il suscitait des scintillations phosphorescentes parmi les feuilles d’un bosquet de houx appuyé contre un jeune bouleau, comme s’il cachait un joyau mystérieux parmi les branches sombres.
Et la narratrice déclare à la fin du chapitre : « Cela rappelait la musique secrète qu’elle portait en elle ».
Malgré une lourdeur dans le dernier chapitre, due à une longue discussion des adultes sur la situation politique internationale, qui rappelle le célèbre mot de Stendhal : « la politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert » ‒ le concert du puits bleu ‒ ce roman scandinave où le réalisme se marie harmonieusement au symbolisme, avec ses variations de lumière, ses énigmes irrésolues, la solitude des personnages et l’extrême sensibilité de sa protagoniste, rappelle l’œuvre de Tarjei Vesaas, contemporain de l’auteure, et l’on n’est pas étonné de voir la petite Herdis quitter silencieusement la scène sur une barque entre ciel et mer à la fin de la nuit :
Elle ne fit rien là-contre, elle laissa la barque dériver avec le faible flux, jusqu’à ce quelle glisse au-dessus des touffes d’algues, sur les écueils, près de Hulderholmen.
Nathalie de Courson
- Vu : 1899