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Mon chien Ischia (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 05.11.20 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Mon chien Ischia (par Sandrine Ferron-Veillard)

 

Les mouettes et leur application à flotter. L’effort sans contrainte. Je les observe en boucle, tel un traitement renouvelé contre l’anxiété. Reines de la manœuvre et du matelotage. Elles m’apaisent. Le bec devant, la proue légèrement pointée vers les flots. Les pattes alignées, ajustées sous la queue, toutes voiles serrées. Portées par les ascendants. Au-dessus de moi. Le sens du jeu ou le sens du vent. Elles suivent le bateau qui me ramène à Ischia.

L’éventualité d’une nourriture.

L’une d’elles s’est posée sur les aussières enroulées. Le déplacement au repos. Les autres plongent à toute vitesse, et je contemple, depuis le gaillard d’arrière, les orbes que créent leur chute. Et l’étrave qui baratte la mer. Le tangage et l’écume des sols prêts à rompre. Naples aspirée par les moteurs du bateau. Le bateau et l’amer dans la gorge. J’ai le mal de mer dans les tripes. Le ventre blanc entre Naples et Ischia. Je peux presque tendre le bras et saisir leur ventre rond.

L’envol au-dessus de ma tête.

Naples qui, dans des vents contraires, tire d’incessantes bordées. Naples dont les voiles faseyent. Naples, telle une large et longue goélette de l’étrave à l’étambot qui, parce que dotée d’une lourde quille de plomb, porte une immense surface de toile. Du pont à la pomme du grand mât. Naples et son Vésuve. Les haubans du grand mât et ses enfléchures. Naples est un monde flottant où s’haranguent quelques milliers de gabiers. Les embardées. Les voix qui hèlent pour donner de la voile, qui chantent ou qui grondent, qui crient sur tous les tons et s’échappent du cône. Les humeurs subtiles. Je les ai dans les tympans. Roses et organiques.

Les tambours de milliers de cœurs.

Elle est surtout sublime. Au-delà et au-dessus. Naples. J’ai longtemps parié avec elle. La vie comme une suite de petites morts. Tous les morts que j’ai derrière moi ou dans mon sang. Jouer avec la vie depuis le cimetière Fontanelle (1), jouer avec la mort en adoptant un crâne pour un salut éventuel dans l’au-delà. Pour ici-bas, je me suis longtemps contenté des vanités que la coulée de boue charrie tôt ou tard. Je reviens à Ischia. L’aura ou l’arme placées au-dessus de ma tête. Je reviens à Ischia pour soulager quelques rhumatismes. Ou leurs sources. Pour ne pas oublier ce pari-là.

Mon grand-père avait coutume de dire qu’Ischia est une idée. Les aboiements des chiens, quand l’orage électrise le ciel. Les couleurs, quand la lumière crée le beige, le marron, le gris, le rose, le jaune pâle. Le blanc. Et le vert tendu derrière, sur les montagnes en broussaille. Des lapins, des cailles, des hirondelles, des hérons, des huppes qu’il m’avait appris à nommer tant en italien qu’en français. La pluie, la nuit et le soleil en fragments tandis que le coq vocalise, à défaut d’administrer ses marmites. Là-bas, les femmes balaient les maisons. Les maisons plates. Les hommes filent à toute vitesse. Les ruelles intestinales. Les enfants. Chacun à sa mesure secouant la moindre particule, aussi infime soit-elle.

Je teste l’assise et l’ancrage. Les pavés de Forio sous la plante des pieds qui tiraillent à nouveau mes tendons. Je marche. Je touche.

Ischia, ce sont mille choses à voir, ce sont d’abord les céramiques que façonnaient mon grand-père. Ces arts traditionnels ou populaires, l’union tout simplement des techniques et des innovations esthétiques. Les mains qui effleurent les faïences, les sols et les murs tentés par la brillance. L’épaisseur ou la promesse. Des vases, des assiettes, des bols, des plats. Des fours et des couleurs pour attirer les acheteurs. Et croire qu’ils peuvent tous contenir la vie.

Les tourterelles aux premières heures ou le chant pour marquer leur territoire. Leur roucoulement est le territoire de mon enfance. Les tourterelles tandis que nous buvions l’aube, mon grand-père et moi. Un café au lait chaud dans un bol en porcelaine, le breuvage brûlant sur la terrasse au-dessus de Forio, rompant par ce geste le rituel circadien. Aux vacances, de France, j’allais le voir. Pour écouter les tourterelles. Pour manier la terre cuite ou le kaolin. Pour ces mille choses qu’il m’offrait.

S’élever au-dessus des odeurs de café, de sucre et d’agrumes. Les vapeurs serrées. La voiture à l’assaut de la moindre route, son pot d’échappement dans les narines, le klaxon dans la poitrine. Toutes ont un pare-chocs rayé. La tôle cabossée. La carrosserie défoncée. Louer un scooter. Ou un vélo électrique. Et en toute fin sur l’échelle de l’évolution, marcher. Je renonce à prendre le bus. J’ai tort, il est bon marché et ponctuel. Le trajet, d’un point à l’autre de l’île, je longe la côte. Les chiens tirent la langue, dès neuf heures du matin. En septembre, il fait encore chaud. Et c’est agréable. Les cigales qui stridulent en septembre. Les chiens portés dans les bras ou en laisse ou assis à la place du passager la truffe au vent. Le conducteur tenant d’une main le volant, de l’autre caresse le museau de son compagnon. La truffe humide et luisante, par la fenêtre s’échappe, la truffe en perpétuel mouvement. La fumée d’une cigarette. Le parfum des figuiers, le parfum des feuilles lorsqu’elles sont froissées. Le parfum des tomates. Le parfum des lauriers roses. La rose, l’amande et le citron. Les figuiers de barbarie.

Et la mer vue d’en haut.

Des kilomètres de plages privées. Des parasols bleu, vert, rouge. Blancs. Des matelas encore disponibles. Les restaurants qui préparent le service du déjeuner. Les fours à bois des pizzas. Toutes ces odeurs que les mains n’oublient pas. La vendeuse qui ouvre son magasin de souvenirs, est-ce le sien, installant un par un, les stands, les paniers, les babioles. Les souvenirs du magasin. Son tee-shirt sur lequel est écrit « prier ». Porter des tee-shirts publicitaires. Et le chien qui attend devant la boutique, la laisse autour du poteau. Attentif à ce qui se passe, à celui qui entre, à celui qui sort, au retour de sa maîtresse.

L’île à la hauteur d’un chien.

Mon grand-père avait une chienne qu’il avait baptisé Ischia. Et Ischia tremblait de tous ses membres les soirs d’orage, se terrant sous le moindre espace. Ses os aplatis. Sous un meuble, un bahut, une armoire. La terreur tapie. La moindre parcelle de vie débattue. Ischia. Sa robe beige, le marron, le gris, le rose, le jaune pâle. Le blanc. Son poil en broussaille. Une bâtarde adorable. Laide assurément. Câline. Quiconque a aimé un animal a exploré l’étendue de son âme, mon grand-père sans se souvenir de l’auteur de ces lignes, n’avait de cesse de les répéter. Il aimait Ischia. Et Ischia l’aimait. Près de lui, à table ou à son établi, elle levait vers lui son museau ou sommeillait dans ses jambes. S’assurer de sa présence ou attendre une part de son assiette. Elle était là. Au pied de son lit. La tête dans ses pattes de devant, l’œil entrouvert, l’œil doux, l’œil irrigué par l’amour pour mon grand-père. Quiconque a vu cela sait ce que signifie être aimé. Aboyait-elle, très rarement, elle manifestait sa joie au moment de la promenade. La queue qui s’agite, un semblant de sourire sur la gueule, guère davantage. Le reste du temps, Ischia avait le regard affligé. Mélancolique.

Se souvenait-elle des indigents, mon grand-père l’avait adoptée lorsqu’il vivait à Naples, recueillie dans les rues qui montent vers les collines, tout près du cimetière de Fontanelle. Alerté par des gémissements. Sa peau telle un carton sec, prête à rompre. Brûlée. Puis, elle avait été rossée de coups.

Quel âge avait-elle, à peine deux années, avait affirmé le vétérinaire. À nouveau alimentée, son poil avait repoussé en quinze jours. Soignée, elle avait grossi. Elle avait conservé cet embonpoint, protection salutaire que mon grand-père entretenait. Il adorait lui gratter le haut du crâne, et la ligne entre les yeux, là où le poil est léger. Ischia ronronnait, oui, elle ronronnait. Et il faisait cela sans vraiment s’en rendre compte, en travaillant, en mangeant des biscuits fourrés au chocolat, un geste non point machinal mais nécessaire à son équilibre.

Un bénéfice commun.

J’avais appris, enfant, le son de ces deux lettres, le c et le h, et leurs possibilités décuplées. Ce que deux lettres ensemble signifient. L’avais-je interrogé à propos des deux langues, de leurs contours, de leurs légendes, je suis revenu à Ischia pour écouter ce son-là. Ramasser sur le sol les débris de notre histoire. Voir les mêmes images que lui, cette fois-ci à l’âge adulte. Retrouver la maison plate, du moins le croire fortement, un peu de sa présence aujourd’hui dissoute dans ses céramiques. Comme si nous étions désormais deux adultes, capables de converser sur la même rive de l’existence.

À propos d’une chapelle blanche dont il avait restauré les carreaux de céramique. En haut des marches.

J’ai donc marché de longues heures. Et chaque matin, pendant six jours, je me suis assis sur les marches de la chapelle blanche. À Forio. Reprendre mes rires, les mots que j’inventais enfant. Le petit-fils que j’avais été, chaque été pendant les vacances. Les arômes de la mer. Les pizzas sur la plage. Les trous dans le sable, les navires ensablés et les barrages immenses que j’y creusais. Refermer l’espace entre Ischia et la France. Les mouettes assises sur les rochers de granit polis à qui je prêtais tel ou tel rôle. Les mouettes assises et mon bâbordais. Et toutes ces choses que je répétais des centaines de fois sans jamais m’en lasser.

Nous rentrions pour le goûter, nous rentrions pour la promenade d’Ischia. Nous longions la côte, et toujours je questionnais mon grand-père. La côte avançait elle aussi. Dans les poumons, le nom de ce vent si particulier et la voix de mon grand-père au-dessus de ma tête. Le poil d’Ischia sur mes vêtements et une éternité devant pour me construire.

Puis, les étés se sont arrêtés. Les vacances. La traversée entre Ischia et Naples. Avais-je grandi trop vite ou mon grand-père était-il fâché contre moi, on m’apprit que mon grand-père était parti en voyage. Avec Ischia. Naturellement, ils ne sont jamais revenus. Naturellement, je n’ai plus jamais revu l’aube au-dessus de Forio. Les tourterelles. Le café au lait. Les céramiques. Les odeurs. Les plages. La côte. Mes mémoires sont des couches de cendres sous lesquelles il n’y a plus rien à exhumer.

Du moins le croyais-je.

Le dernier matin, je me suis assis sur les marches. Près de la porte ouverte. Une guitare, une voix à l’intérieur. Exactement ce qu’il faut pour que le sol se fissure. Pour que je pleure enfin. Et comprenne qu’il est là. Le voile des croyances fissuré, au pied du sacrement, la chute révélée. Sur les marches d’une chapelle blanche. Dans les murs, les sols et sur les céramiques.

À l’extérieur et dans la moindre particule. Sa main sur mon épaule. Caressant de l’autre son chien Ischia entre les deux yeux, là où le poil est le plus tendre.

 

Jeanne Ferron-Veillard

 

(1) La peste sévit à Naples, en 1656. En 1837, le choléra. Des milliers d’ossements sont jetés, sans sépultures. Des milliers d’âmes sans identité, dans le cimetière Fontanelle. Si la pratique a été interdite et le cimetière fermé de 1970 à 2010, les Napolitains continuent d’adopter un crâne (ou un os) à qui ils apportent des offrandes. À qui ils confient leurs vœux. Les Napolitains leur bâtissent des chapelles et les considèrent comme les membres de leurs familles. Des adoptions en échange de grâces et de protections. Dans son habitat, le crâne est ainsi placé face à son bienfaiteur. Ou retourné s’il n’a pas donné pas satisfaction. Retourné à son anonymat.

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A propos du rédacteur

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.