Mille ans avec Dieu, Dieu rend visite à Newton, 1727, Stig Dagerman (par Marc Wetzel)
Mille ans avec Dieu, Dieu rend visite à Newton, 1727, Stig Dagerman, Editions de l’éclat, mai 2024, trad. suédois, Olivier Gouchet, 88 pages, 8 €
Isaac Newton, 85 ans, va mourir dans la nuit londonienne (du 20 mars 1727). Stig Dagerman (1923-1954) imagine alors que Dieu descend le voir, non pour lui dire adieu (!), mais pour bénéficier, in extremis, des conseils et suggestions d’une créature géniale. Dieu le peut (Newton est resté étonnamment avisé et actif jusqu’au dernier instant), et le veut (Dieu le Père sait n’avoir pas meilleur guide pour rendre une première « visite » à sa Création, que le très rigoureux, sagace et ombrageux découvreur de la Mécanique rationnelle des choses). Que souhaite ici comprendre Dieu ? Ce qu’une intelligence prodigieuse (mais finie) peut faire d’elle-même depuis l’intérieur du monde. Comment s’y annonce-t-il ? À l’ancienne, à la régulière, un peu naïvement, par un miracle ad hoc : miracle, puisque Dieu fait léviter divers objets du bureau de Newton (et même son valet de chambre), ad hoc puisque la gravitation est la principale Loi énoncée par le maître, et qu’un contre-exemple local à l’entre-attraction globale des masses devrait ici suffire, en carte de visite ironique et décisive.
Mais Newton n’est pas impressionné, pas du tout. Il connaît son Univers, nécessairement cohérent et homogène. Tout miracle est alors local, en effet, prestidigitation bricolée, nécessairement compensable ailleurs, et contre-productive (« Le miracle laisse indifférent le cœur du monde », « La violation confirme toujours les lois », et, surtout le coup de grâce : « Il n’y a de paix qu’au sein des lois », et « c’est au sein des lois qu’il est possible d’atteindre le cœur du monde » – voilà ce que lui rétorque, impavide, Isaac). Traduction : Le Dieu thaumaturge n’est qu’un intrus à l’intérieur de sa Création, tout comme la prodigieuse inventivité d’un Newton sait n’être qu’une intruse (qui va disparaître dans la nuit qui commence) dans une condition humaine exclusivement faite de fugitivité, angoisse, souffrance, humiliation, misère et terreur.
Aux deux extrémités de la Nature créée, Dieu et l’homme ne sont donc que malvenus en elle, parasites ou idiots utiles de l’immense, autonome machine d’existence qu’elle est. Tout surplomb (souverain ou savant) de cette Nature intégrale et géante, travaillant à elle-même, auto-disponible, tenant désormais en elle-même sa clé évolutive et ses sollicitations réglées, détenant l’initiative en sachant tirer de son incessante réalité de quoi la demeurer, tout surplomb, donc, par rapport à la Légalité courante et commune de la Nature est vain et périlleux. Elle a à peine besoin d’avoir été créée (par la fantaisie divine), et ne voit pas trop l’intérêt d’être révélée à elle-même (par l’ingéniosité humaine).
Le nœud inédit et spectaculaire de cette courte histoire est donc celui-ci : Dieu est décontenancé. Il remballe vite ses folkloriques prodiges, et accepte les newtoniennes conditions d’une entrée authentique dans le monde. Il faudra donc à Dieu un nom (Claes Jensen, tiré au sort, aussitôt en quelques pages de la bibliothèque), une date de naissance et de baptême (c’est bien sûr la même, dans la circonstance – et pas plus tard qu’immédiatement), un métier surtout (ce sera « trévier » – fabricant de voiles de bateau – car voilà une typique activité indigène, ne se servant que des éléments du monde pour le renouveler, par le tissage qui les confectionne, par les pleins et les creux anticipables de leur structure à déployer, l’usage du vent qui les gonflera, la pacifique et prosaïque virtuosité de leur emploi : Dieu ne sera donc ni chaloupier, ni canonnier, ni même pilote à l’intérieur de l’Atelier en devenir qu’il mendie d’arpenter, faire naviguer et sentir, mais simple maître-voilier !), et, enfin, une éducation expresse à l’existence, un agenda très rationnellement coaché (immédiatement exécutoire) de vie réelle. Dieu, devenu le trévier Claes Jensen, est, écrit Dagerman, comme un Hollandais volant devant rompre avec son confortable et sempiternel équipage de fantômes et d’anges qui le conduisaient invinciblement – mais indéfiniment – partout, parce que la fidélité que toute créature attend du réel se mérite. Dieu, donc, vient faire amende honorable, en un inattendu et sec récit d’apprentissage de l’Absolu lui-même (humblement mené et subi par lui !) qui va (Newton réglant prestement la prompte mise en scène) lui faire connaître, en accéléré, l’uppercut, le crachat, l’intimidation, le chantage, la trahison, et – plus profondément encore : le vandalisme amoureux, l’appétit du répugnant, la noire ingratitude de l’affranchi, etc., que Dieu-Jensen encaisse et digère. Puis Newton meurt (sans rien demander) paraissant orchestrer lui-même quelques facéties posthumes (son cadavre lévite incongrûment, puis – une fois lesté de forte ferraille pour l’écraser de justesse dans sa bière – c’est le cercueil, à son tour, qui volète, dans la pièce funèbre, entre les dignitaires navrés) qui ne peuvent, bien sûr, étonner, ni intéresser Dieu.
Dieu, alors, sort vivre, et croise sur boulevards et quais d’autres cortèges funèbres – Boswell et ses dix-sept maladies vénériennes pleuré par ses putes, Nelson à jamais incomplet sur lui chanté par ses fans… – et choisit, pour résidence civile, la douce, chic et nantie commune stockholmienne de Danderyd (dernier mot du texte) où Dagerman, qui y habitait, se tuera, s’asphyxiant dans son garage, quelques semaines plus tard.
La remarquable postface de Claude Le Manchec rend compte de tout ce qui manque ici (le contexte, le parcours artistique et personnel de l’écrivain, la probable fonction propédeutique de ce petit récit, le déroulement même de sa nuit d’écriture – au témoignage net et glaçant de sa fille…), et en ouvre les thèmes spéculatifs : la révélation qu’est pour Dieu sa chute dans le temps, l’énigmatique vérité de notre peur de la vérité, la grimaçante révérence tirée par Dagerman en facétieux pigiste de l’Incarnation… mais on voulait ici juste signaler (ou rappeler) l’existence de ce petit texte sans limites ni équivalent (que certains tiennent, légitimement, pour un des sommets de la littérature mondiale), dont, en tout cas, la lecture fera rire d’eux-mêmes tous les superstitieux, et incitera (rêvons utile !) nos fanatiques à ne plus, logiquement, tuer qu’eux-mêmes.
Marc Wetzel
Stig Dagerman (1923-1954) est l’un des plus importants écrivains suédois de l’immédiate après-guerre. Proche des milieux anarchistes, journaliste itinérant (Allemagne, France, Australie, etc.), il est l’auteur de quelques chefs-d’œuvre, dont Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
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