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Mère (14 & Fin), par Didier Ayres

Ecrit par Didier Ayres 13.12.16 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Mère (14 & Fin), par Didier Ayres

 

Une femme et des hommes devant le mur d’une maison en démolition. Ils portent des gants de cuir, sans doute à cause de la saison hivernale.

C’est une suite de petits souvenirs qui finissent par faire un tout. Mais quant à l’interprétation de toutes ces années, ça se mélange un peu, les dates, les noms. Et puis il y a sans doute des personnes inventées, que j’ai prises pour de vrais souvenirs. Comme si j’étais un peu déchirée. Et tenue à des approximations. Comme cette divination sur les oiseaux que me faisait cet inconnu de Vierzon, qui était peut-être un charlatan, j’ai toujours cru ce qu’il disait. Je suis une sorte de femme sans avenir, disons, tournée vers ce qui a existé, et pas sans avenir, mais dont l’avenir devient déjà du passé avant d’être. Comme cette petite buvette de La Muette, où je jouais enfant, c’est devenu une sorte de repère, une solide analyse. Parce que j’ai été tétanisée, terrassée. Défaite. Puis reconstruite, réparée. Et sans aucune aide. Juste avec ma volonté, ma volonté propre. Et pas un fantasme. Non, de la peur. De la vraie peur, quelque chose de terrible que je n’arrive pas toujours à exprimer. Ce que ce landau avait de typique ? Je n’en sais rien. Mais, j’ai souvenir de la biscotte et du chocolat. Du chocolat très fort. Presque amer et qui me dégoûtait.

Quelqu’un d’autre aurait pu chanter à l’opéra comme le faisait ma mère. Je me souviens de certaines répétitions. Et surtout le parc de La Muette, et pas vraiment du goûter. Des biscuits à la cuiller. Juste un peu de lait chaud. Et Agnès qui faisait fondre du chocolat dans du lait chaud ! Le parc de La Muette. S’il fallait un nombre précis de souvenirs à reporter en soi, je dirais : La Muette, Le Bois, l’avenue Beauséjour, la rue de Passy. Et toujours l’après-midi, je ne sais pas pourquoi. Le bruit des balançoires. Le bas de la robe de ma mère. C’était une sorte de prison. Je ne pouvais pas m’échapper. Aucune issue. Même quand tout s’est endeuillé. Trop de souvenirs. Pas les bons, ou plutôt, pas les vrais. C’est surtout sa brutalité qui me revient en mémoire. Une mère faite d’une figure rouge, inerte, avec de la glycérine sur les lèvres. Oui, quelque chose allait me manquer, mais je ne savais pas quoi. Et puis des crises. Des crises d’angoisse. La mort ? Pourquoi pas. Je n’ai pas peur. Le suicide de Kémal. Le suicide de la sœur de Karine. La Méditerranée. C’est cette divination qui me revient : « un vol d’oiseaux noirs sur un ciel rouge et tourmenté ». Tout contre elle. J’aurais aimé être tout contre elle. Et pas la mère hypothétique de mes deux jeunes frère et sœur qui avaient dix-sept ans de différence avec moi. Comme si j’étais leur vraie mère. Mais c’est absurde ! C’est ce qu’ils ont cru, pourtant. Et ce piano, sans arrêt. Cinq années d’études au conservatoire. Les concours. C’est vraiment absurde, n’est-ce pas ? Et lui, il plongeait dans la prostitution et la drogue. Ma mère ? Elle ne savait rien, ne devinait rien. Le bastion familial. Les mâchons avec mon père. Il disait bleu, alors pour elle, c’était rouge ou vert. Quelqu’un est venu me dire quelque chose ce jour-là. Mais je ne sais plus, tout est fini, oublié, anéanti. Le passé, le pouvoir du passé qui anéantit, qui déchire, qui fait disparaître. Et moi, je regardais Gould et ses Variations Goldberg à la télévision canadienne. Il fallait que j’étudie. Que je m’instruise sans cesse. Le label Decca. Les gospels. Mon rêve aurait été de naître dans un château de la forêt bavaroise avec un simple palefrenier pour tout domestique. Et de collectionner les alouettes en biscuits, les alouettes en miroir, comme il a lui aussi. Me sentir partagée, découpée, coupée au milieu par un faisceau de contradictions et de désirs. Ma grand-mère ? Oui, ma grand-mère. Quand elle chantait elle aussi. Paris, Paris, Paris, c’est un pti’coin secret de paradis. Elle était croyante à un point. Une femme extraordinaire qui ne cessait de parler de la Révolution, des Incroyables et Merveilleuses. Oui, des petites morts successives. Et mon prix d’excellence ! Elle était si fière pour moi. Avec la Revue du Théâtre du Châtelet. Caruso, qu’elles écoutaient tous les dimanches sur des vinyles très vieux. Mais, pas d’hystérie. Non, pas d’histrionisme. Non, pas ça.

 

2016.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.