Maudit soit l’espoir, Burhan Sönmez
Maudit soit l’espoir, janvier 2018, trad. turc, Madeleine Zicavo, 288 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Burhan Sönmez Edition: Gallimard
Depuis, au moins, Midnight Express (1978), les prisons turques traînent une réputation détestable et justifiée. Il est visible qu’en quarante ans les choses n’ont pas changé, comme s’il s’agissait d’une tradition dont le pays pût se déclarer fier, au même titre que les derviches tourneurs. Notons, sans la dénoncer, évidemment, l’étonnante passivité des organisations qui défendent les droits de l’homme, si chatouilleuses lorsqu’il s’agit d’autres pays de la région.
Au premier abord, le roman de Burhan Sönmez, Maudit soit l’espoir, est un réquisitoire accablant contre le système pénitentiaire turc, où la torture se pratique en dehors de toute extorsion d’aveux, sur des détenus aussi bien politiques que de droit commun, à qui les interrogateurs n’ont guère de questions à poser. La torture semble y être ce que sont les viols dans les prisons de femmes : une façon comme une autre de passer le temps. Burhan Sönmez connaît de première main la police et les geôles turques.
Au-dessus du sol, il y a Istanbul, cette ville au développement anarchique, qui a gagné plusieurs millions d’habitants en quelques années, cette cité que certains jugent hideuse, mais à laquelle d’autres, à commencer par ceux qui en sont originaires, vouent un sentiment qui ressemble à de l’amour. Istanbul est pour ainsi dire un personnage de ce roman (dont le titre français est une « belle infidèle » : en turc, l’œuvre s’intitule simplement Istanbul Istanbul). En-dessous de cette métropole grouillante, il y a un Istanbul souterrain, fait de cachots, de grilles, de crasse et de peur. Burhan Sönmez nous conduit dans ces enfers. Trois personnages – un étudiant, un médecin et un barbier, bientôt rejoints par un quatrième – réduits à l’état de loques sanguinolentes rongées de vermine, croupissent dans une cellule exiguë, sans fenêtre et sans lumière. Ils ignorent s’il fait jour ou si c’est la nuit. Tout ce qu’ils voient, c’est un couloir, à travers la grille de la porte. La privation sensorielle est, elle aussi, un moyen de torture. Tout au plus nos quatre prisonniers savent-ils qu’ils se trouvent à Istanbul, mais ils n’en voient ni pont, ni minaret, ni tour, ni même bidonville. Ils n’entendent que des hurlements, des bruits de portes qui s’ouvrent et se ferment et, de temps en temps, un coup de feu. Pour s’occuper entre deux séances de torture, pour oublier la douleur ressentie, toujours cuisante, et celle qui viendra (ils seront à nouveau torturés, la seule question est de savoir si ce sera dans une heure ou une journée), ils miment les gestes simples de leur vie d’avant – prendre le thé, boire l’apéritif sur un balcon – autant de moyens de ne pas sombrer dans la folie et de conserver, sinon un aspect, du moins une conscience humaine. Surtout, ils renouent avec une très ancienne activité et se racontent des histoires. De manière parfaitement consciente, l’une d’elles, au sixième jour, évoque le conte de Rustico dans le Décaméron (Maudit soit l’espoir est également réparti en dix journées). Celle de Filiz Hanım et Jean Bay prend peut-être sa source dans l’Heptaméron (30enouvelle) et ce que les démographes, avec un profond sens de l’euphémisme, appellent des « mariages remarquables ».
La douleur est un mode de connaissance. Quelqu’un qui a été torturé, qu’il ait craqué ou non, a appris quelque chose qu’il ne pourra jamais transmettre ; il a gagné ou perdu quelque chose en son âme ; il sait ce que les autres ne savent pas. Entre le bourreau et la victime se tissent des liens archaïques et pervers (voir p.230 et suivantes). En lisant Maudit soit l’espoir, on pense à Dostoïevski, Soljenitsyne, Kadaré. Est-ce assez dire l’âpre grandeur de ce roman ?
Gilles Banderier
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