Madame Hayat, Ahmet Altan (Par Philippe Leuckx)
Madame Hayat, Ahmet Altan, septembre 2021, 272 pages, 22 €
Edition: Actes Sud
L’auteur de ce roman, journaliste et écrivain turc, Ahmet Altan, l’a composé en prison, il fut ainsi accusé d’avoir participé au putsch de 2016. Sans être un roman totalement politique, le livre multiplie les thèmes : l’initiation amoureuse, la vie des étudiants, l’insécurité dans une ville jamais nommée – on pense évidemment à l’une des grandes villes turques, le contrôle de la presse, l’interdiction de revues réflexives, etc.
Fazil, jeune étudiant en lettres, vit en communauté dans un pauvre gourbi avec des déclassés, un Poète, une famille pauvre. Pour arrondir son budget universitaire, il participe comme figurant dans toute une série d’émissions télévisées. C’est d’ailleurs là qu’il rencontre pour la première fois Madame Hayat, qui a l’âge de sa mère et la séduction d’une jeune. C’est tout de suite une relation intense.
Peu après, c’est une jeune fille, Sila, qui l’intéresse aussi. D’une femme l’autre, Fazil fait ainsi l’expérience de l’amour. Avec sa complexité, avec ses doutes, avec ses fines connaissances de l’âme humaine.
Hélas, les événements de tension politique et de répression commencent à se répandre. Une insécurité notable empêche les gens de sortir, le soir. Le climat, d’assez léger, devient lourd. Des proches de Fazil sont évidemment touchés, ainsi que des profs contestataires de son université.
L’intérêt du roman est forcément multiple. On sent l’imprégnation profonde d’une société marquée par le contrôle de la pensée. Les intellectuels sont pourchassés et beaucoup décident de quitter le pays. L’écriture réaliste et tout à la fois poétique excelle à rendre cette atmosphère de relations intimes tout près d’être brisées par le pouvoir.
La narration en je ajoute au vraisemblable de l’intrigue ; ce jeune lettré découvre peu à peu la texture de sa propre cité, la complexité du réel et des enjeux politiques. Le doute sans cesse trouble ses pensées. La description topographique (ville, chambres, rues) est d’une rare intensité : on suit avec crainte les agissements des personnages principaux.
Une émotion intense surgit à chaque page : c’est le quotidien des êtres qui est exposé là avec acuité, profondeur, sans aucun jugement moral. En quoi le livre – primé par le Femina étranger 2021 – élève le lecteur à une réflexion ample sur le devenir d’une société et les alarmes que subissent les citoyens. Les deux personnages féminins tranchent dans ce décor où le suicide, la dénonciation, l’arrestation sont monnaie courante ; ce sont deux personnalités ferventes, engagées, qui savent que Fazil a encore tout à apprendre.
Le roman dresse un tableau peu flatteur d’un pays qui a perdu l’essence de sa démocratie. Les qualités d’écriture en font un livre inoubliable.
Philippe Leuckx
Ahmet Altan, né en 1950, est un écrivain et journaliste turc. Son œuvre de romancier est traduite en plusieurs langues. Il est l’auteur de Comme une blessure de sabre (Actes Sud, 2000), L’amour au temps des révoltes (ibid., 2008). Je ne reverrai plus le monde (Actes Sud, 2019) reprend ses textes de prison.
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