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Luz ou le temps sauvage, Elsa Osorio (par Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 04.12.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Luz ou le temps sauvage, Elsa Osorio, éditions METAILIE, 2000 pour la traduction française, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, 472 pages.

Luz ou le temps sauvage, Elsa Osorio (par Jeanne Ferron-Veillard)

 

Triptyque, du grec triptykhos qui signifie à trois couches. À l’Antiquité, un ensemble de trois tablettes réunies au moyen de charnières et dont la face intérieure était garnie d’une couche de cire sur laquelle on écrivait avec un stylet. Au Moyen-Âge, les triptyques ornaient les retables des églises (sujets religieux). Selon la définition du dictionnaire Le Robert, les triptyques sont des peintures ou des sculptures composées d’un panneau médian et de deux volets mobiles pouvant se rabattre sur la partie centrale. Également des œuvres littéraires, en trois tableaux ou récits. Ou encore des documents douaniers en trois feuillets. Plus généralement, une façon de transmettre une narration en trois phases, de créer une séquence ou de montrer différents éléments d’un même sujet, en divisant une œuvre en trois ou en combinant trois œuvres en une seule.

La puissance du chiffre trois. Elsa Osorio y a forcément pensé ou songeait-elle au triptyque Dieu-Patrie-Foyer que la propagande, en Argentine, diffusait dans le système éducatif. Entre autres. Entre 1976 et 1983. Le début, le milieu, la fin. La tête, le cœur, le corps. Ou quelque chose de cet ordre-là en trois parties, entre la thèse et ses impossibles synthèses. Ici, nous ne faisons pas de résumé et nous désapprouvons les critiques sans arguments, celles qui consisteraient à dénoncer un auteur qui s’écoute écrire, des longueurs dans un récit, des phrases qui tombent du livre comme d’autres tombent des mains, des personnages désincarnés qui ne tiennent pas debout ou le chagrin d’un autre auquel nul ne peut croire.

Le mérite de Luz ou le temps sauvage, c’est qu’il ne promet rien. Ici, il n’y a rien à croire. Et, à l’instar de l’auteure, nous ne jugeons, ni n’excusons, les personnages. Celles et ceux qui ne veulent pas savoir parce qu’il faut continuer à vivre, parce qu’il faut mettre du sens sur de l’incohérence. Le déni. Parce que pour habiter la vie ou ne pas se désavouer, elles, ils font le choix d’ignorer les faits, même les plus atroces. Et puis il y a ceux qui veulent le pouvoir, le contrôle, parce qu’ils se croient meilleurs. Ils sont les pires. Ils utilisent le vol, le mensonge, la trahison, le rejet, la torture, la peur, la culpabilité, la désinformation, la censure, ici-bas ce qu’ils nomment des stratégies. Derrière, il y a tous les autres. Là, le talent d’Elsa Osorio. Extraire les faits de l’Histoire. Invoquer la littérature pour créer un cadre qui les met à l’abri. Les restituer au réel pour les rendre visibles au plus grand nombre. Quelque chose de cet ordre-là, en trois parties. Première partie, 1976. Deuxième partie, 1983. Troisième partie, 1995-1998. L’histoire de la dernière dictature militaire en Argentine, du Processus de Réorganisation Nationale, entre 1976 et 1983, pour éliminer les opposants au nouveau régime de la junte militaire. Appelée aussi La guerre sale. Elles le sont toutes. Vols d’enfants, adoptions truquées, identités trafiquées, accouchements en détention les yeux bandés, les mains liées ou pire encore. En s’attaquant à l’origine et à l’avenir, ils ont supprimé la possibilité d’éveil et de changement du pays. La résistance. Les enfants des communistes subversifs et des terroristes élevés par les assassins de leurs parents. C’est Luz.

C’est Luz devenue mère qui s’interroge sur la sienne, comme si l’enfant, en déchirant les entrailles réveillait la mère, révélait l’origine. Comme si l’enfant, lui qui ne sait rien du monde dans lequel il naît, comprenait que tout est faux, que la famille ment, que le secret pourrit le corps de sa propre mère sans qu’elle ne le sente encore. Il faut donc une naissance, celle par laquelle la mort entrouvre les corps pour qu’ils se souviennent. Des premières voix, des premières chansons, des premières saveurs même si la mémoire ne tient pas encore sur ses deux pieds. Combien de pas faut-il pour que le souvenir parle ? Combien faut-il de femmes pour faire un enfant ? Combien exige une guerre ?

1976, c’est l’année de naissance de Luz. Le coup d’état qui emmura le pays pendant sept années dans la violence, la démence, l’ignorance. La dictature. Le pays en noir, c’était l’Argentine. Et la voix qui décroche, la voix comme un soleil qui chute. Les passages en italique sont les battements du cœur, c’est celui de Luz qui raconte son enquête grâce à laquelle elle a retrouvé son père biologique en 1998, à Madrid. Le début, c’est la porte franchie et tant d’autres après, des pages pour traduire la quête sans trahir l’issue. Le commencement par lequel l’existence advient et par laquelle la fin opère. En trois phases. Le souffle par lequel les êtres s’éveillent. La conversation entre Luz et Carlos, son père biologique d’abord au téléphone, puis la rencontre, la reconnaissance même quand on ne s’est jamais vus, touchés ou sentis. Le livre, c’est cet espace en trois temps. Le passé sur la table du présent, quelques heures dans un café et des dizaines d’années entre. En espagnol, entre l’Argentine et l’Espagne.

Entre elles. Liliana. Miriam. Mariana, Amalia. Liliana était la mère biologique de Luz. Miriam, celle qui devait l’adopter, Mariana, celle qui l’élèvera en croyant qu’elle est sortie de son ventre. Les militaires décident du sort des femmes et du devenir de leur matrice sans qu’elles le soupçonnent. Amalia est l’épouse d’un militaire, la mère de Mariana, celle qui va donner corps aux idées de son mari.

Je veux dire, l interrompit Luz, qu’un de ces gosses pourrait déclarer aujourd’hui, ce sont eux qui m’ont fait disparaître, les assassins, mais mes propres parents qui m’ont exposée à ce terrible destin, disparaître… en restant en vie.

(…)

Eduardo avait l’intention de dire la vérité à Mariana, mais il a toujours eu peur de sa réaction. Et il s’est passé ce qui se passe avec les mensonges, on en dit un qu’on cherche à rendre vraisemblable par un autre, puis un autre et on se trouve pris dans un essaim de mensonges d’où il devient difficile de s’extraire. Il y a des gens qui mentent toute leur vie et que cela ne dérange pas, mais Eduardo n’était pas un menteur.

(…)

On le pose sur mon ventre, sa tiédeur, son visage tourné vers moi, oui, je suis ta maman. Tout ce que je ressens est si fort, si impressionnant. Une joie féroce (…). Je ne veux pas qu’on l’emmène, je ne comprends pas ce qu’il m’explique. J’ai très mal, le placenta sort, la sage-femme est là, je pousse mais je ne veux pas me laisser distraire un instant. Mes yeux cherchent Juan mais je ne le vois plus. J’essaie de me redresser mais on m’en empêche. Juan n est plus en moi et ils l’ont emmené. J’ai une envie folle qu’il soit encore une partie de mon corps. Une gigantesque vague d’angoisse éclate sur le sable tiède de mon corps, je veux qu’on me rende Juan, qu’on me laisse bouger.

Nous, notre rôle est que tu lises pourquoi ils ont bandé les yeux de Liliana, parce que c’était une opposante au régime, une subversive, ils la nommaient ainsi, parce que désigner, stigmatiser, débaptiser, dépersonnaliser, déshumaniser, ça justifie l’obéissance aux ordres. Pour jeter au sol, pour battre une femme enceinte, la violer, couper son ventre, la spolier de son enfant puis l’abattre. Eux, ce sont les pères. Eduardo est l’époux de Mariana, le père qui n’a pas eu le choix. Carlos, le père sans identité et le mari de Liliana mais l’étaient-ils mariés d’ailleurs, en avaient-ils eu le temps, la liberté. L’identité du nom et de la terre. L’identité telle une quête, l’athanor où les terreurs des origines remontent. La forme et le lexique. Le ton de la conversation, quelle que soit la voix narrative, le Je, le Tu et tous les autres, au cœur de l’anodin sans craindre l’ordinaire. La vie ordinaire. Rétrécir les murs jusqu’à l’étouffement ou figer ce qui est à l’intérieur, c’est le plan de l’horreur pour décrédibiliser. Anéantir. L’absurde sur la table entre les cris et les râles. L’alternance dynamique de dialogues qui n’en sont pas car les dialogues entre les Hommes sont impossibles.

Impensable entente entre les dogmes et les croyances. Les symboles, ici c’est tout autre chose. La peau qui recouvre et rend le corps tangible tout en dissimulant l’invisible. Quelque chose de cet ordre-là. Une tonalité qui fragmente chaque mot, qui façonne chaque phrase et qui change à chaque page. Un roman qui n’en est pas un parce que c’est du réel dont il s’agit. L’ambivalence réelle des êtres. Leurs comportements qui les démantèlent et les fracassent sur les portes du ciel. Une narration multiple et à voix haute, pas seulement, une pensée intime mais non, ce livre n’a rien de choral ou de polyphonique. L’histoire et la littérature partagent ici le même sort. Traquées. À l’instar des personnages, poursuivis par un tueur ou par leur conscience, dénoncés puis condamnés. Ou pas.

La loi d’obéissance due qui amnistie les militaires, ceux qui croient qu’ils peuvent définitivement effacer la réalité. Ils ne savent pas que la peau se souvient des premiers chants du berceau, de la violence et du rejet, du manque et de chaque coup reçu dès la première seconde de vie sur terre. La peau tient lieu de mémoire, le temps que la mémoire se créée. La littérature tient lieu de peau le temps que l’histoire tienne debout.

Ils n’ont aucune idée de la puissance du cœur lorsque celui-ci est irrigué par des larmes. La ténacité des Grands-Mères de la Place de Mai, les mères habillées en noir tous les jeudis, le foulard blanc, le noir de l’encre et le blanc par lequel ils ont voulu les gommer. Sur les mouchoirs, ce sont les noms des enfants volés. Le butin de guerre, la guerre contre les opposants politiques. Le sang de trente mille âmes. Disparitions, assassinats, tortures, viols. Et des milliers de personnes en exil.

La littérature et l’histoire sont convoquées pour faire condamner les responsables. Pour une grand-mère retrouvée, pour un enfant, la littérature invoque le ciel tandis que l’histoire soulève la terre. Sonder les enfers des archives, perforer l’ADN quitte à déterrer les dépouilles, pour une seule page de ce livre, il le faut. La peau, les racines et l’écorce. L’histoire s’agenouillera pour que la littérature ne tombe pas à terre. Entre, ce sera un état de convalescence. La conscience. Pour mourir intact, il le faut. Pour ne pas vivre sous terre.

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

 

Elsa Osorio est née à Buenos Aires, en 1952. Romancière, biographe, nouvelliste et scénariste pour le cinéma et la télévision, elle est une militante pour la défense des droits humains. Elle a vécu à Paris et partage sa vie entre Madrid et Buenos Aires. Elle a publié notamment de nombreuses œuvres en Argentine, Ritos privados, Reina Mugre, Beatriz Guido, Como tenerio todo, Las malas lenguas. Elle est lauréate de plusieurs prix dont le Prix National de Littérature pour Ritos Privados, le prix Amnesty International pour Luz ou le temps sauvage. Ses romans sont traduits en Europe, Japon, Chine, Indonésie et Brésil. Son œuvre est disponible en français, aux éditions Métailié, dont Luz ou le temps sauvage, Tango, Sept nuits d’insomnie, La Capitana pour lequel elle a reçu le Prix des lecteurs de la Librairie Nouvelle et Double fond, son dernier roman paru en 2018.



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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.