Lumière d’août (Light in August), William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Lumière d’août (Light in August, 1932), trad. américain, Maurice-Edgar Coindreau, 628 pages
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Folio (Gallimard)La scène inaugurale de ce roman – l’ouverture peut-on dire tant on pense à l’art lyrique – est d’une lenteur biblique. Le temps y semble dilaté jusqu’au bord de l’immobilité. Plus qu’un ralenti, c’est un à-peine-mouvement, un semblant, qui anime la jeune femme dans son long périple, avec son petit baluchon et cette charge innommable dans son ventre. Qui anime la charrette qu’elle croise et dont on perçoit plus le bruit que le mouvement. Scène d’ouverture écrasée par la chaleur, par la lumière d’août. Une des plus belles ouvertures romanesques de l’histoire de la littérature.
Assise sur le bord de la route, les yeux fixés sur la charrette qui monte vers elle, Lena pense : « J’arrive de l’Alabama : un bon bout de route. A pied de l’Alabama jusqu’ici. Un bon bout de route ».
Lena arrive à Jefferson comme une parfaite étrangère. Pieds nus, enceinte et abandonnée par le père de l’enfant qu’elle porte, Lena stupéfie et scandalise ceux qu’elle rencontre. Elle est considérée comme une paria, suscitant des réactions qui pourraient laisser penser que Jefferson est un lieu où les étrangers et les marginaux sont rares, où il y aurait des normes communautaires.
Rien n’est plus faux : Jefferson est une ville qui aime se considérer comme uniforme et conformiste, mais en réalité, elle regorge d’étrangers et d’exclus.
Le personnage de Joanna Burden éclaire ce point. Faulkner en parle ainsi : « Elle vit dans la maison depuis sa naissance, mais elle est toujours une étrangère, une étrangère dont la famille est venue du Nord pendant la Reconstruction ». Joanna elle-même dit, un peu plus loin : « Ils nous détestaient ici. Nous étions des Yankees. Des étrangers. Pire que des étrangers : des ennemis ». La haine des Sudistes blancs envers les habitants du Nord condamne Joanna à rester pour toujours une étrangère dans sa ville. C’est son châtiment pour sa tolérance envers les Noirs.
C’est une Yankee. Sa famille est venue s’installer ici pendant la Reconstruction, pour soulever les nègres. Deux de ses parents ont été tués en faisant ça. On dit qu’elle se mêle encore des affaires des nègres. Elle va les voir quand ils sont malades, tout comme si c’étaient des blancs. Elle ne veut pas avoir de cuisinière parce qu’il faudrait que ça soit une noire. On dit qu’elle prétend que les noirs et les blancs, c’est la même chose. C’est pour ça que les gens ne vont jamais la voir.
Et puis il y a, bien sûr, les Noirs. Bien que Sudistes, nés dans la région et ne connaissant pas d’autre foyer, ils sont eux aussi traités comme des « étrangers » et des « ennemis », définitivement exclus de la société des Blancs.
Cependant rien n’est simple dans le Sud et affirmer que les Noirs sont simplement traités comme des étrangers serait une erreur. Ce serait gommer le puissant sentiment d’appropriation des Sudistes blancs envers les Noirs. Attachés à l’esclavage, les Blancs ressentent que les Noirs leur « appartiennent » et appartiennent au Sud. Position paradoxale des Noirs, illustrée particulièrement par la trajectoire de Joe Christmas qui confirme encore plus comment la race, et une identité raciale incertaine, peut entraver les sentiments d’appartenance. Élevé par une famille adoptive blanche, Christmas est convaincu qu’il avait des ancêtres noirs et a décidé de vivre dans une communauté noire. Le narrateur explique qu’il voulait « chasser de lui-même le sang blanc et la pensée de l’être blanc ». L’incertitude de Joe sur son identité raciale lui interdit tout sentiment d’appartenance où qu’il soit ; pourtant, même s’il était certain d’être noir, il serait toujours traité comme un étranger et rejeté par la société blanche. Les tensions et les divisions entre les gens à Jefferson – surtout celles qui sont causées par la race – éloignent les gens les uns des autres de façon telle qu’il devient impossible d’avoir une véritable appartenance.
Dans Lumière d’août, le passé n’est jamais vraiment passé, mais une pesanteur sinistre de la vie à Jefferson. C’est un tropisme essentiel de la littérature du Sud, qui utilise la hantise et la répétition pour raconter une région jamais remise du traumatisme de l’esclavage et de la guerre civile. Toute la littérature sudiste est imprégnée de cette obsession qui la tisse et la structure. Lumière d’août souligne la futilité de tenter d’échapper au passé individuel ou collectif. Faulkner, dans ce roman, comme souvent dans d’autres, écarte la chronologie pour utiliser des flashbacks et un flux de conscience rétroactif. La frontière entre passé et présent est poreuse et parfois incertaine. Cela a pour effet de provoquer une sorte d’invasion du présent par le passé : il ne s’agit pas de mémoire mais de fusion des deux temps du récit. Comme dans Absalon !, Faulkner souligne cette prégnance du passé dans tout acte de la vie humaine, une sorte de surdétermination du présent par notre passé, une autre définition du destin.
On voit par exemple l’impossibilité pour Christmas d’échapper à son enfance traumatique qui lui revient en boucle, de manière obsessionnelle. On le voit plus encore dans le cas de Joanna dont il semble que les meurtres de son père et de son grand-père ont en quelque sorte préfiguré le sien. Souvent on retrouve chez Faulkner cette notion de destin à la façon de l’antiquité grecque, un lien funeste et magique entre les événements de la vie d’un homme.
La source de cette malédiction fatale renvoie de manière itérative à la faute collective du Sud, à l’idée que les Blancs sont maudits en raison des crimes de leurs ancêtres : « Une race condamnée et maudite à être pour toujours et à jamais une partie du destin et de la malédiction de la race blanche pour ses péchés. Souvenez-vous de cela. Son destin et sa malédiction. Pour toujours. Le mien. Celui de votre mère. Le vôtre, même si vous êtes un enfant. La malédiction de chaque enfant blanc qui est né et qui naîtra toujours ». Malédiction sans pardon possible ; le regard de Faulkner est lucide et sombre, dans Lumière d’août, il n’y a aucune chance de rédemption.
L’obsession raciale nourrit tout le roman et, comme toujours chez Faulkner, elle est étroitement liée à l’obsession du sexe. Les personnages de Joe Christmas et de Joanna condensent cette double malédiction. « Mon Dieu… c’était comme si j’étais la femme et qu’elle était l’homme », dit Christmas dès le début de sa relation avec Joanna. Cette inversion de genre répète l’inversion des identités raciales que le couple représente, portant à la fusion des deux la confusion propre aux fantasmes sudistes : Joe est un Noir, mais il passe pour un Blanc, alors que Joanna est une Blanche dont la sympathie envers les Noirs et l’histoire familiale de l’abolitionnisme la font traiter de « femme à nègres ». La relation de Joanna et Joe laisse entendre aussi que les actes de transgression sexuelle mènent à d’autres formes de transgression. Non seulement le couple est engagé dans une relation racialement/sexuellement scandaleuse, mais Joe Christmas est également impliqué dans une opération de contrebande avec Joe Brown, tandis que les deux vivent à l’intérieur d’une cabane sur la propriété de Joanna. Chacun de ces actes viole les normes de la société dans laquelle ils vivent. Cette évasion hors de toute norme sociale mène – au bout du compte – à la tragédie la plus sombre.
Le monde de Lumière d’août a quelque chose d’une apocalypse, de la décomposition d’un monde et de ses règles. Les frontières morales, les normes sociales du Sud semblent partir en fumée dans un dérèglement général au cœur duquel la figure de Lena – la jeune femme engrossée qui ouvre le roman – fait figure à la fois de symbole et de victime. Une fille-mère est considérée comme fautive même si, et c’est le cas, elle a été abandonnée par le père. Le Sud, suintant la haine et la violence, refuse la « faute morale », c’est là un thème faulknérien récurrent. Et ce faisant il fait sa propre décomposition. Ainsi, la condamnation de Lena est-elle deux fois prononcée : parce qu’elle est fille-mère mais aussi parce qu’elle ose chercher le père, le Lucas Burch (renommé Joe Brown), seule et à pied, avec obstination ce qui ne semble pas un comportement normal pour une femme. Un personnage dit d’ailleurs qu’elle doit « sortir de la race des femmes ». La fille enceinte est ainsi renvoyée aux Noirs, étranges et familiers, haïs dans tous les cas.
Lucas Burch, le lâche fuyard, Byron Bunch, l’homme bon qui prend Lena et le bébé sous sa protection. La fascination de Faulkner pour les noms propres noie parfois les lecteurs mais elle est profondément ancrée dans l’œuvre. C’est Byron Bunch justement qui dit ce trait :
Et, pour la première fois, Byron comprend que le nom d’un homme, considéré en général comme simple interprétation sonore de qui il est, peut être, en quelque sorte, un présage de ce qu’il fera, si on peut en lire à temps la signification. […] comme si l’homme portait en lui un avertissement inséparable, comme une fleur son parfum ou un crotale le bruissement de sa queue.
Or Bunch en anglais veut dire groupe, rassemblement. Et Bunch sera celui qui ramènera Lena vers la communauté quand Burch fut celui qui l’en exclut. N ou R et Faulkner marque ses personnages au sceau d’une morale.
Faulknérien jusqu’à la moindre ligne, Lumière d’août est un éblouissant chef-d’œuvre qui décline tous les thèmes de l’œuvre. Mais c’est la lueur (la « lumière » ?) finale qui retient comme l’accomplissement d’une prière ardente. Lena avec son bébé, dans un camion qui la mène enfin vers la paix, comme un pendant à l’incipit. Le chauffeur qui dit :
Et, au bout d’un moment, je dis : « Saulsbury, Tennessee ». Et je me retourne, et je vois sa figure. Et on aurait dit qu’elle la tenait toute prête pour la surprise, et qu’elle savait que, lorsque la surprise arriverait, elle en éprouverait du plaisir. Et la surprise arriva, et elle en fut toute contente. Et la v’là qui dit :
« Mon Dieu, mon Dieu. Comme on peut en faire du chemin, tout de même ! Y a pas deux mois que j’ai quitté l’Alabama et me v’là déjà en Tennessee ! ».
Léon-Marc Levy
- Vu : 3731