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Lisière trouble des métamorphoses, Jean-Louis Clarac, Françoise Cuxac (par André Sagne)

Ecrit par Luc-André Sagne 06.05.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arts

Lisière trouble des métamorphoses, Editions du Petit Véhicule, coll. L’Or du temps, octobre 2018, 60 pages, 25 €

Ecrivain(s): Jean-Louis Clarac, Françoise Cuxac

Lisière trouble des métamorphoses, Jean-Louis Clarac, Françoise Cuxac (par André Sagne)

 

Pour leur dernier livre d’artiste, publié avec soin par les éditions du Petit Véhicule basées à Nantes, dans leur belle collection Galerie Or du temps, le poète Jean-Louis Clarac et la plasticienne Françoise Cuxac nous convient à un bien étrange voyage vers un bien étrange pays, « en lisière trouble des métamorphoses ». C’est en effet dans cet entre-deux, cette frontière précaire et mouvante que se situe le cœur de leur exploration. Chacun avec son moyen d’expression, le poème pour Jean-Louis Clarac, la sculpture par assemblage de différents matériaux naturels pour Françoise Cuxac (végétaux, minéraux, coquillages, insectes, os, plumes, cornes… placés sur des structures grillagées ou des corps de poupées et liés par de la pâte à papier, pâte à modeler ou tissus), ils partent à la rencontre de ce monde des métamorphoses en croisant leur art et leur technique grâce au dispositif mis en œuvre dans l’ouvrage. Intercalées entre les poèmes, les sculptures photographiées, dont chacune porte un titre rappelé en bas à droite, sont accompagnées de l’extrait d’un poème, un ou deux vers le plus souvent, trois plus rarement, en guise de légende. Ainsi confrontés, le mot et l’image entrent en relation sous les yeux du lecteur qui va librement de l’un à l’autre.

S’engage alors un dialogue fécond, d’égal à égal, créant les conditions d’un enrichissement mutuel où l’abstraction du poème trouve dans la forme figurée une matérialité qui le nourrit en retour, de même, à l’inverse, que la singularité des formes interroge le sens des mots.

Tout part ici d’une question primordiale, essentielle que pose le poème inaugural : « Qui sommes-nous ? », à laquelle « répond », mais c’est une réponse impossible bien sûr, forcément incomplète et provisoire, le dernier poème. Elle n’est pas fortuite. C’est la question que l’on se pose en regardant les œuvres de Françoise Cuxac, non pas que représentent-elles mais qui sont-elles et que sommes-nous par rapport à elles, nous qui les regardons, tant est grande leur force, leur énergie, et, disons-le, leur aura. Poème après poème, Jean-Louis Clarac avance parmi elles en équilibre instable, entre le connu et l’inconnu, le visible et le non-visible, le réel et le rêve, dans l’attente d’un « instant propice » à leur apparition, plutôt que d’un seuil à franchir. Il est à l’affût de la moindre manifestation de la « terre vibrante », de tout ce qui sourd, germine, naît, se déploie, en clair de tout ce que précisément elles dévoilent au regard, comme émergeant à sa surface, dans leur frontalité et leur présence. Ce qui compose leur identité profonde.

Car ces figures relèvent d’un monde qui, loin d’être univoque, est au contraire pleinement équivoque, tissé de « profusions tourbillonnantes », jusqu’à paraître peut-être suspect, voire menaçant. Un monde où les séparations habituelles, les plus solides en apparence, les plus faussement évidentes n’ont plus cours. Entre les hommes et les femmes, les enfants et les adultes, les humains et les bêtes, le « normal » et le monstrueux. Ce monde-là qui se trouve justement à la « lisière trouble des métamorphoses » du genre, de l’âge, des différentes expressions du vivant, du répertoire général des formes. Métamorphoses « réversibles / A l’infini », fait observer Jean-Louis Clarac, qui par exemple tirent de la torpeur une ardeur, et sont le produit d’une nature toujours en devenir.

La question du « Qui sommes-nous ? » renvoie dès lors à une altérité plus radicale qui va à l’encontre de ce que l’on croit être, de ce que l’on nous a appris à être, de ce que les autres projettent en nous de définitif. Altérité qui transforme également notre propre rapport au monde. Nous sommes beaucoup plus proches que nous ne le croyons des êtres créés par Françoise Cuxac. Il y a en nous, dit Jean-Louis Clarac dès le troisième poème, « un être étrange » qui « palpite et respire » et c’est alors, en prenant soin au préalable de « mettre à sa place / (…) l’envahissante raison », qu’il faut reconnaître et proclamer « l’étrangeté des êtres », bêtes et humains confondus, « dans la robe de la matière ».

Tout est là, à la « lisière » donc, dans cette indécision qui accroît la beauté. On y chemine, comme nous y invitent les deux artistes, par un itinéraire non balisé, à la recherche de la vraie vie, « la vie multiple » sous toutes ses formes. De nombreux poèmes sont traversés de ce mouvement, tournés en direction de ce qui « agit » aussi les figures sculptées de Françoise Cuxac, de cette « force (qui) nous pousse / A aller de l’avant », qui fait que « nous vaguons », « nous allons hésitants / (…) Entre l’ombre et la lumière », « nous allons ailleurs / A l’intérieur de soi / A l’extérieur dans le monde », « nous marchons / (…) Nous avançons ». « Il s’agit de trouver sa voie » alors que « nous ne cessons d’extravaguer / Ne cessons de dériver ».

Impulsion fondamentale qui débouche sur la seule réalité qui vaille, celle de ces « êtres hybrides » qu’évoque à plusieurs reprises Jean-Louis Clarac, « les êtres hybrides / (…) Emergeant / Jaillissant » de « la rêveuse matière » (reprenant la citation de Francis Ponge placée en exergue du livre) dont sont faites les créatures de Françoise Cuxac. « Ces chimères / Ces mandragores / (…) silhouettes humaines et animales / (où) s’invitent (…) autant le mythe que le métissage » et qui finalement rendent « le monde lui-même hybride / (qui) tremble entre réel et fantasme ». Une réalité différente de la réalité ordinaire, à la frontière, à la lisière, dans un aller-retour incessant entre expérience et imaginaire, perception du monde au-delà du monde, accessible à ceux qui savent voir, « à ceux qui voient / Dans les choses et / Les êtres / La moelle de (la) carnation (du monde) ».

C’est à eux que s’adressent Jean-Louis Clarac et Françoise Cuxac, à tous ceux qui ont assez de sensibilité, assez de « savoirs et (d’)émotions » pour comprendre que nous nous situons nous-mêmes à cette « lisière », que « nous sommes ces êtres étranges », et c’est la « réponse » du dernier poème, ces « êtres hybrides », que les « Figures étranges / De la monstruosité / (…) sont dans l’humanité / (…) sont dans le règne du vivant ». Assez pénétrés du « paradoxe du monde », entre désenchantement et ravissement, de sa lumière aussi pour saisir toute la dualité, toute l’ambiguïté « des monstres de chair ou fantasmés » d’où « nous venons ». Pour tout à la fois connaître ces origines communes et les oublier.

 

André Sagne

 


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A propos de l'écrivain

Jean-Louis Clarac, Françoise Cuxac

 

Jean-Louis Clarac est l’auteur de près d’une quarantaine d’ouvrages, recueils de poésie et livres d’artistes, ainsi que de travaux universitaires portant sur Antonin Artaud et René Nelli. Il anime depuis 2006, au Théâtre d’Aurillac, Les Moments poétiques, pour lesquels il a reçu plus de 100 poètes. On trouvera sa bibliographie complète et actualisée sur le site de Claude Ber https://www.claude-ber.org

Depuis le début des années 2000, Françoise Cuxac expose, seule ou en collectif, dans toute la France. Ses œuvres sont présentées de manière permanente dans plusieurs galeries. Elle a également réalisé des livres d’artistes et des livres pauvres, collection Daniel Leuwers. On peut consulter son site www.francoise-cuxac.com

A propos du rédacteur

Luc-André Sagne

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Rédacteur, poète, critique littéraire.