Le Diable et l’Histoire (par Léon-Marc Levy)
« De la Ville, les mourants se lamentent
et l’âme des blessés crie au secours,
mais Eloah n’entend pas la prière !
Au petit jour se lève l’assassin,
Il tue le pauvre et l’indigent
Et l’œil de l’adultère épie le crépuscule
Il se dit : « un œil ne m’aperçoit point ! »
Et il met le voile sur sa face.
Et dans la nuit marche le voleur,
Il perfore, dans les ténèbres, les maisons
Qu’il a repérées le jour (…)
S’il n’en est pas ainsi, qui me convaincra
De mensonges et réduira à néant ma parole ? »
Job. XXIV. 12-25
S’il est une chose qui, de mémoire d’homme, traîne dans l’air des temps, des discours et des édifices théoriques, c’est bien la Chose Publique et ses bavures insistantes. La Cité des hommes bégaye dans ses questions et, dans ce bégaiement, gémit, hallucinant, l’interminable écho d’une plainte dont l’ellipse remonte aux aubes de toute chronologie. Au Monde est venue la Douleur avec l’Homme, escorte fidèle, jusqu’à en être la substance même. La question de la Cité c’est celle de la douleur et de son inscription dans l’ordre des grammaires collectives. Le Mal, originel, absolu, travaille et modèle la matière de l’histoire. Il en tisse les trames, en aggrave les fissures, en creuse les béances. Au malheur de l’homme seul, fait écho constant le malheur dans la Ville, auquel Job déjà donnait souffle. Aussi, on s’affaire beaucoup autour du Pouvoir, de ses fins, de ses moyens, de son ordre et de ses désordres. Le Pouvoir c’est l’objet même de la réflexion dans l’équivoque sémantique qu’introduit ce mot en nous happant vers le tain des miroirs : le lieu où la conscience individuelle du malheur se saisit de sa propre image dans le reflet social où elle circule en rapport aux autres. Assurément le débat ne s’est pas ouvert d’hier : l’affaire préoccupe les penseurs dans les siècles ; bien avant Moïse et bien après Marx, les troupes industrieuses d’architectes et de rafistoleurs de l’ordre du monde, penseurs civils et religieux, législateurs, révolutionnaires et réformateurs s’agitent autour de la question.
Mais la manière d’en parler a changé, nombre de travaux récents en font foi (1). Les Nouveaux historiens (2), les penseurs structuralistes et leurs disciples (3), les travaux de Jacques Lacan dans la suite de Freud, ont marqué un retour massif à l’homme-un sur la scène de l’Histoire. La perception marxiste du monde, tout en prenant source dans un évident constat du malheur, a longtemps maintenu dans l’ombre l’exigence terrible du Mal dans la Cité en gommant ce qui la rend insupportable : d’avoir à être supportée, en dernière instance, par des hommes seuls. Le Mal ne prend effet qu’à ramener l’homme à sa radicale solitude, et penser l’histoire en seuls termes de classes sociales et d’entités collectives, c’est lui retirer son support réel, l’un-seul, pour lui substituer le support imaginaire des groupes. Ainsi le XXème siècle a théorisé l’état à l’ombre de Marx, relu par Lénine, soit dans le schéma réducteur d’un dispositif institutionnel de techniques répressives, destiné à établir et à maintenir la domination d’une classe sociale sur les autres. Or voici qu’aujourd’hui, pour tenter de lever le voile sur les opacités millénaires du Pouvoir, on parle de plus en plus de ce dont se soutient le Texte de la Pastorale politique, de Mal et d’Amour ; D’amour mal dit car maudit, le Pouvoir l’est, à n’en pas douter (5). Il est malédiction, de structure : à suivre sa trace de Charybde nazi en Scylla stalinien par exemple, on s’en convainc assez. Amour et malheur, l’histoire des grandes passions nationales autour du Chef, galopant vers les plus sanglantes tragédies, est là pour nous affirmer que, dans ces deux mots, naissent et s’étirent deux perspectives essentielles sur la consistance de la Cité. C’est que l’amour naît dans le creuset du mal, il en est l’inévitable corollaire : dans la gaine d’horreur qui l’enserre, le sujet du malheur se constitue en une demande désespérée d’espoir. Aux figures menaçantes de son destin, l’homme aspire à la réponse rassurante de ses chefs. C’est le point où se noue l’amour. Où se noue aussi le marché de dupes dans la Fable, brodant la figure du Chef dans les fils de la Séduction et de la Tromperie.
Séducteur, trompeur, une ombre se détache sur l’aire de la fable du bon Lion et de ses sujets : dans la longue histoire des discours de l’état moderne, Satan profile son masque ricanant, se glissant avec volupté dans les cassures de l’histoire, les incertitudes des Maîtres, le désespérance des hommes. Un satané spécialiste des affaires de pouvoir, lové, le Malin, dans le creuset de l’horreur, de la duperie et de l’amour. Figure mille fois répétée du cri des hommes dans leur angoisse et leur solitude. Satan ponctue de ses irruptions dans l’histoire les grands moments de l’emprise des princes sur le Monde : que le XVIIème siècle soit celui des grandes possessions démoniaques et des grandes mutations des discours et techniques de pouvoir en est l’illustration. Satan, c’est la figure mythique qui surgit quand les fissures du malheur lézardent dangereusement la surface de l’histoire. Par les failles qu’il souligne dans le socius, il met à nu la texture cachée des langages en circulation dans la Cité. Il amène au jour le curieux rapport de la brebis face au berger. La crise de la possession se présente comme un point-clé dans les méandres complexes de la phrase de pouvoir et de ses rapports de heurt et d’osmose avec la solitude et le désir tragique des sujets politiques.
Il est bavure, bévue, lapsus dans l’histoire de l’Occident. Il se tient là où cloche la relation de l’individu à l’état.
Les possessions démoniaques sont les bribes spectaculaires du discours de la Peur des hommes à travers l‘histoire. Moments fascinants dans les mises en scène grandioses dont elles sont l’objet, dans le prodigieux nœud de stratégies de pouvoir dont elles sont le lieu, les crises sataniques vont attirer autour de la misère qu’elles dénudent tous les serviteurs des princes, maîtres spirituels et scientifiques, policiers, juges et politiques. L’espace des possessions va être investi méthodiquement par hommes d’église et d’état qui hument vite les enjeux du Diable, en quête des signes de la douleur et/ou de la révolte, clés irremplaçables de la mise en place des totalisations magistrales. Au théâtre du Diable, on joue l’amère comédie humaine.
Léon-Marc Levy
(1) Nouvelle manière d’aborder la question du pouvoir issue en grande part de l’irruption du sujet (lire sujet barré) freudien et de sa dépendance fondatrice à l’Autre. Irruption qui, pour avoir quelques 100 ans d’âge, n’en a pas pour autant fini de nous bousculer dans nos modes de pensée.
(2) Philippe Ariès, Emmanuel Leroy-Ladurie, Fernand Braudel, Jacques Le Goff etc. Michel de Certeau, qui participe de cette école, nous intéresse ici particulièrement en raison de son intérêt majeur pour les possessions démoniaques (cf. « La possession de Loudun », Michel de Certeau Folio Histoire)
(3) Prennent ici un relief particulier Michel Foucault et Roland Barthes.
(4) « On ne peut point régner innocemment ». Saint Just
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